- 08 juin 2012
- mizar2001
- 4202
- 11 Commentaires
« Le tonnerre et la peur engendrèrent les dieux. » Cet adage n’est pas de moi, mais de Pétrone, un poète romain qui naquit peu de temps après J-C. Vous remplacez « tonnerre » par « bads beats » et « dieux » par « superstition » et cette citation s’applique à merveille à notre jeu de carte préféré : « Les bads beats et la peur engendrèrent la superstition. »
Au poker, le stress lié à l’argent, décuplé par l’intervention d’un hasard tant redouté, et parfois si cruel, est un terreau propice aux superstitions en tout genre. Gris-gris multiples, mains fétiches, croisage de doigt, touchage de bois, caleçons ou tee-shirts fétiches (ceux qu’on ne lave jamais et qui font gagner), cycles de chance, tapage de poing sur la table au moment où la carte se retourne, etc… une majorité des joueurs succombent, plus ou moins régulièrement, à diverses croyances. Chaque vendredi 13, nos casinos enregistrent même un taux de fréquentation de 40% supérieur à la normale !
Dans les faits, la superstition n’est rien d’autre que l’illusion de maîtriser le hasard. Elle nous réconforte. Selon Freud, l’illusion est une croyance dérivée d’un désir humain. En d’autres termes, nous prenons nos désirs pour la réalité. La superstition suprême, toujours dixit Sigmund, n’est autre que la religion, cette « manifestation de la détresse infantile »… STOP
A ce stade, certains d’entre vous se disent sans doute : « Mais à quoi donc joue Mizar ? Après avoir évoqué le winrate d’Elky, nous avoir pondu un papier sur la politique et le poker, un autre sur les femmes et le poker, le voilà maintenant qu’il s’attaque à la religion. Il veut foutre le forum à feu et à sang ou quoi ?! »
Dieu s’intéresse t-il au poker ?
Reprenons donc nos esprits. Il ya quelques années de cela, j’avais assisté à l’avant-première de « That’s Poker ». Ce documentaire réalisé par Martin Delpierre suivait Lucas Pagano, Joe Hachem, Fabrice Soulier et Isabelle Mercier durant les WSOP 2006. Au début du film, on retrouve la plantureuse Canadienne, visiblement un peu bigote sur les bords, prier dans une église pour s’attirer les faveurs divines. Je dois vous confesser qu’à ce moment précis, je n’ai pas pu m’empêcher de me poser les trois questions suivantes : le bon dieu s’intéresse-t-il vraiment aux championnats du monde de poker ? Et si Isabelle se retrouve à la table d’un joueur très pieux lui aussi, à qui « God » va-t-il distribuer les meilleures cartes ? Selon quels critères ?
Il y a quelques semaines, peu avant la dernière journée de Ligue 1, le joueur du PSG Momo Sissoko répondait à une question sur les chances de son équipe de décrocher le titre. Texto, il rétorquait ceci : « Si on gagne à Lorient et que Montpellier perd, on sera champion. Je pense qu’il y a un Dieu, qu’il est grand, et donc qu’on va le faire. » Bon, mon esprit chafouin et sceptique de nature s’est aussitôt heurté à une aporie. Que se passe-t-il si, à Montpellier, il y a des joueurs tout aussi croyants ? Et comme il y a plusieurs religions, le dieu de quel religion fera-t-il rentrer plus facilement le ballon dans les filets adverses ?
Bon, je m’égare de nouveau et je sens bien que je pénètre sur un terrain très glissant… Restons focalisé sur le poker. Dans un autre documentaire, qui s’intéressait à l’EPT de Monte-Carlo, on pouvait suivre les aventures de Pascal Perrault, présenté à l’époque comme l’un des tous meilleurs joueurs français. Pour ceux qui ne le connaissent pas, PP The Bandit a deux marques de fabrique : des chemises à fleur que même Scritch, le jeune héros de « Sauvé par le gong », n’a jamais osé enfiler. Et une tendance poussée à la superstition qui ferait passer Raël pour un prix Nobel de science. Faisant fi de toute charité chrétienne, je me souviens avoir littéralement pleuré de rire lorsque notre PP national reprocha a sa femme de lui porter la poisse et lui intima l’ordre de ne plus rester derrière lui, à sa table. A contrario, il garda la même masseuse pendant plus d’une heure car celle-ci lui permettait de toucher les bonnes cartes. J’ai peut-être idéalisé cet épisode, car pour être honnête, je n’ai plus qu’un vague souvenir de ce documentaire. Mais je suis en revanche certain de m’être sacrément bien marré.
Dans son dernier bouquin consacré au Débarquement et à la bataille de Normandie, l’historien anglais Anthony Beevor évoque tous les rites, talismans et autres superstitions en tout genre des GI américains à la veille du 6 juin 1944. Il faut dire que ces héros anonymes allaient jouer leur vie à la loterie sur les plages d’Omaha Beach et consorts. On comprend dès lors leur penchant pour l’irrationnel et leur besoin d’être rassuré. Beevor raconte même le cas d’un soldat, qui ayant rasé tous ses adversaires au poker sur l’un des bateaux voguant vers les plages normandes, a préféré se débarrasser de tous ses dollars, de peur d’avoir épuisé son réservoir de chance. Là encore, j’en garde un souvenir assez vague, mais je me demande s’il n’existe pas une scène analogue dans le film « Le Jour le Plus Long ». Les cinéphiles de Poker Académie pourront peut-être me confirmer cela.
Les Américains sont d’ailleurs un peuple très croyant. Un récent sondage indique même que 90% d’entre eux croient en Dieu. Plus fort encore, 55% des Yankees sont persuadés que, comme la Genèse l’indique, notre planète a été créé il y a 6000 ans. Et 45% d’entre eux, soit presque 1 Américain sur 2, reste persuadé que Jésus reviendra sur Terre dans le siècle qui vient… Si l’on ajoute les milliards de croyants à travers le monde, on comprendra aisément que la superstition au poker a encore de beaux jours devant elle. De là à oser une analogie entre la proportion de joueurs perdants/gagnants au poker, et de croyants/mécréants dans la vie… il y a un pas que je ne me permettrai pas de franchir. De toute façon, je sens bien que j’ai à nouveau franchi le Rubicon.
Une vraie prison psychologique
Laissons donc définitivement la religion de côté, et concentrons-nous sur la superstition. Après tout, c’est quand même le sujet initial. De même que la Force était très présente chez les Skywalker, la superstition l’était tout autant chez les Mizar. Lorsque j’étais gamin, je me souviens que ma grand-mère, pourtant sérieusement handicapée à une jambe, pratiquait tout un cérémonial pour changer de chaîne (il n’y avait pas de télécommande à l’époque). Elle se levait et marchait péniblement jusqu’à la télé, puis revenait s’asseoir… pour se relever à nouveau vers le poste. Elle effectuait systématiquement une demi-douzaine d’aller-retour avant de finalement changer de chaîne. Cette épisode m’a profondément marqué.
Dans mes jeunes années, j’ai moi-même basculé du côté obscur à plusieurs reprises. Pendant Roland-Garros, j’interdisais à ma pauvre mère de passer devant la télé lorsque Henri Leconte jouait. Il faut dire qu’à chaque fois qu’elle déambulait devant le poste, Riton perdait le point ! Fan absolu d’Alain Prost, j’avais trouvé une posture un peu inconfortable sur le canapé - directement inspirée de la position de la croix dans le Kâma-Sûtra - qui permettait de faire gagner mon pilote favori. Revers de la médaille, il fallait que je reste totalement immobile pendant la totalité du Grand Prix pour que ça fonctionne. Au drapeau à damier, je me retrouvais perclus de terribles courbatures, assailli par les fourmis sur mon corps (d’éphèbe), avec parfois même en sus une oppressante envie d’uriner. Mais grâce à ma dévotion, Prost a battu le record de victoire de Jacky Stewart et décroché quatre titres mondiaux…
On l’aura compris, la superstition tire rarement vers le haut. C’est un carcan, un boulet que l’on traîne sciemment avec soi au quotidien. Une vraie prison psychologique. Depuis mes « errements » de jeunesse, je refuse d’ailleurs, presque par principe, tout ce qui se rapporte de près ou de loin à de la superstition. Ce qui fera d’ailleurs dire à Francis Bacon qu’ « il y a de la superstition à éviter la superstition ».
Dans un cercle de jeu ou au casino, j’ai pu souvent contempler les ravages de la superstition sur des visages tiraillés par l’angoisse. A mes débuts dans le poker, à une époque où je fréquentais le cercle Hausmann, il m’arrivait souvent d’observer les joueurs de Punto-Banco. J’étais fasciné par ces hommes et ces femmes qui notaient sur une feuille tous les numéros sortis, afin d’essayer de trouver une suite logique qui permettrait de prévoir les prochains numéros. On trouve les mêmes spécimens dans les casinos, à la roulette. Comme si un tirage possédait une connexion avec le suivant. Dans le monde du jeu, outre la fameuse pseudo-stratégie de la martingale (d’Alembert), c’est sans doute l’une des croyances les plus répandues.
Bruel et les cycles de chance
Au poker, on retrouve ce biais de l’esprit à travers les fameux « cycle de chance », popularisés par notre mythique Patoche. Bon. Mettons tout de suite les choses au point. Je n’ai rien contre Patrick Bruel, bien au contraire. Ce gars est brillant, a du talent, réussit dans de nombreux domaines, gagne du pognon et a dû se taper dix fois plus de nanas que tous les profs de PA réunis, Bigomr inclus. Résultat, beaucoup de critiques à son encontre relèvent plus souvent de la jalousie ou de la frustration qu’autre chose (et je mets pudiquement un voile sur l’aspect religieux).
Comme cet article regorge de confession, je dois même vous avouer qu’outre la musique de Mozart, Beethoven et Schubert, et celle des chanteurs homosexuels anglais (Freddy Mercury, Georges Michael, Elton John et autre Robbie Williams), il m’arrive parfois de fredonner du P14B. L’une des plus belles chansons, à mes yeux, est même signée Bruel. Ce n’est pourtant pas la plus connue. Elle est dédiée à son grand-père, Elie:
Enfin, Patrick a d’une certaine manière changé ma vie puisque c’est suite à une interview annonçant la diffusion du World Poker Tour sur Canal +, en 2006, que j’ai découvert le jeu en ligne.
Ceci étant dit, il y a deux choses qui m’exaspèrent chez Patoche. La première, c’est sa propension à se présenter sans rougir comme le champion du monde 1998, comme je l’ai à nouveau lu récemment. Il faut un certain culot pour prétendre que remporter l’un des 472 bracelets (bon, j’exagère un peu, comme Patrick) en jeu lors des WSOP, à l’occasion d’un tournoi de Limit Holdem regroupant pas plus de 112 livetards, fait de vous un champion du monde toute catégorie.
C’est un peu comme si j’affirmais avoir battu Federer et Sampras, soit les deux plus grands joueurs de l’histoire du tennis, et même décroché une médaille olympique. Eh, oui ! Après tout, j’ai bien battu Arnaud Di Pasquale lorsqu’il avait 15 ans (7 points à 5 au tie-break du troisième set !). Cinq ans plus tard, le Français battait Sampras sur terre battue à Hambourg, puis Federer lors des JO à Sydney, pour la médaille de bronze… Ce sera le brag de l’article.
L’autre point qui fâche avec Patrick, c’est cette facilité à balancer régulièrement, et depuis des années, ses inepties sur les « cycles de chance » et autre « rushs » à des centaines de milliers de téléspectateurs. Précisons toutefois qu’un cycle de chance peut être observé a posteriori. On peut dire que tel joueur a traversé une bonne ou mauvaise passe. Mais évidemment pas dans le sens où « The Actor » nous le (sur)vend. A savoir que ce n’est pas parce que vous avez connu une mauvaise période, que les prochains coups vont a priori être malchanceux. Et vice-versa. Croyance typique d’un esprit irrationnel.
Le biais de confirmation
Au poker, peut-être plus qu’ailleurs, la superstition est un sérieux handicap. Outre les contraintes qu’elle vous impose parfois (si ma grand-mère avait joué au poker, j’ignore par quel rituel elle serait passée à chaque fois…), elle vous pousse à prendre de mauvaises décisions. Si vous commettez l’erreur de posséder des mains fétiches, vous risquez fort de les jouer dans des conditions EV-. A l’inverse, si vous détenez une main qui vous « porte la poisse », vous pourriez la surjouer, la sous jouer, ou même refuser à tort de la jouer. Combien de fois ai-je entendu des joueurs se plaindre de se faire craquer systématiquement les As…
Là encore, on retrouve un biais cognitif particulièrement répandu parmi les primates que nous sommes : le biais de confirmation. Particulièrement présent dans les convictions, de toutes sortes. Si nous sommes convaincus d’une chose, nous allons systématiquement répertorier tous les évènements, actions ou idées qui vont dans le sens de nos convictions. Et ce même si ces évènements, actions ou idées sont tirées par les cheveux, ou peu crédibles.
A contrario, tous les évènements contraires à nos convictions, mêmes s’ils sont récurrents et particulièrement cohérents, seront considérés comme négligeables, rapidement occultés. J’entends souvent dire que les sondages se plantent à chaque fois, qu’ils ne sont pas fiables. Biais typique car il n’y a rien de plus faux. D’un point de vue purement factuel, les sondages ont très souvent raison, ou du moins donnent une tendance assez juste. On va juste garder à l’esprit uniquement les cas, pourtant rares, où les sondages se sont trompés. Et oublier toutes les fois, innombrables, où la tendance prévue a été respectée.
Idem pour les prévisions météo qui sont censées se gourer à chaque fois. Si vous n’avez rien d’autre à foutre, vérifiez objectivement chaque prévision faite pour le lendemain. Il doit y avoir parfois quelques approximations ou erreur, mais à la fin de l’année, les prévisions sont justes à plus de 95 %. On pourrait faire le même type de remarque concernant les trains qui n’arrivent jamais à l’heure, le téléphone qui sonne chaque fois qu’on se prélasse dans son bain, le feu qui passe systématiquement au rouge lorsqu’on est pressé, etc…
Les mains fétiches
Difficile de démontrer à un néophyte que non, le poker online n’est pas truqué. Instinctivement, s’il perd, surtout après deux bad beats consécutifs, il y a forcément un autre responsable que lui-même. Car la chance (ou la malchance) ne peut pas tout expliquer ! Si vous avez le malheur d’adopter comme main fétiche 74o, parce que celle-ci vous a permis de remporter le 25 rebuy du cercle Pigalle… vous risquez de lâcher beaucoup d’oseille sur le long terme, sans trop vous en rendre compte. Si vous décrochez la timbale avec cette main, c’est normal, puisque c’est votre main fétiche ! Et si vous rentrez brocouille à cause de cette main, c’est un malheureux hasard qui ne remettra sans doute pas en cause vos certitudes.
Je me souviens d’un gars, à l’ACF, qui après avoir lâché tous ses jetons s’était plaint de ne jamais gagner un coup avec KJo, qu’il était noir et que ce jeu, de toute façon, c’était que de la chatte… Etait-ce en raison des 15 cm et des 50 kg d’excédents qu’il affichait par rapport à moi ? Toujours est-il que je n’ai alors pas osé lui rétorquer que ce n’est pas en limpant KJo UTG à une table de 10 joueurs que la chance lui sourirait (à moins de s’appeler Jamie Gold ou Ronaldinho)…
La croyance dans les cycles de chance, outre qu’elle fonde votre stratégie sur une illusion et vous fait commettre potentiellement de grosses erreurs, présente un autre inconvénient. Elle vous rend plus facilement manipulable et lisible par un joueur avisé. Si vous être persuadé d’être en plein rush, vous risquez de surjouer certaines mains, de tenter des semi-bluffs trop audacieux, de payer sans la cote… Si vous pensez subir un mauvais cycle, vous aurez tendance à sous-jouer, à devenir excessivement prudent. Si votre adversaire s’en rend compte, il vous bluffera plus facilement. Car quand on est noir, on est noir… La superstition et la peur vous rendent plus facilement manipulables au poker, comme dans d’autres domaines.