- 15 février 2017
- petiteglise
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Les probabilités sont centrales au poker. Grâce à cet article mêlant maths, physique, histoire et jeux, vous allez enfin tout y comprendre.
L’histoire des probabilités.
L'antiquité
Les jeux de hasard, notamment de dés, remontent au moins à l’Egypte antique, il y a plus de 5000 ans. La démocratie athénienne était une stochocratie, autrement dit les dirigeants étaient désignés par un tirage au sort. A l’époque, le hasard n’était pas un objet d’étude et les événements aléatoires étaient attribués au Destin ou aux divinités. Le mot probable a été défini en premier par Aristote : « Sont probables les opinions qui sont reçues par tous les hommes, ou par la plupart d’entre eux, ou par les sages, et parmi ces derniers, soit par tous, soit par la plupart, soit enfin par les plus notables et les plus illustres ». D’après Aristote, il y a le vrai, le faux et le probable ou le vraisemblable, c’est-à-dire ce qui est communément admis. Cette pensée n’a pas été dépassée avant la fin de la Renaissance.
XVIIe - XIXe siècles
La pensée aristotélicienne ensuite teintée de christianisme a abouti à de nombreuses absurdités. Par exemple, aussi incroyable que ça nous paraisse aujourd’hui, on a longtemps cru qu’un vieillard encourait chaque jour le même risque de mourir qu’un jeune. Après tout, la mort était perçue comme une décision divine et donc impénétrable… Au début des assurances vie, popularisées notamment pour financer les expéditions colonialistes, on pouvait souscrire à la même offre, que l’on ait 20 ou 70 ans. A la surprise générale, les premières études statistiques ont montré que ce n’était pas vraiment optimal.
C’est à l’étude des jeux d’argent que l’on doit les prémisses de la théorie des probabilités. Un des premiers problèmes probabilistes de l’histoire a été résolu par Blaise Pascal, après une correspondance avec Pierre de Fermat et le Chevalier de Méré : le problème des partis, dont voici une version :
deux joueurs jouent à un jeu de hasard (pile ou face par exemple) en 3 manches gagnantes. Chacun mise n francs et le premier à 3 points remporte la totalité. La partie s’interrompt à 2 à 1, comment répartir équitablement les gains ? Et si elle s’interrompt à 1 à 0 ?
Aujourd’hui, n’importe quel lycéen de 1ère S devrait pouvoir le résoudre, mais ce problème avait résisté aux plus grands savants durant près de 3 siècles avant que Pascal ne le résolve. (Non, je ne vous donnerai pas la solution, mais vous pouvez proposer la vôtre en commentaire)
Grâce à Pascal et à d’autres savants, comme Bernouilli à qui l’on doit la fameuse loi des grands nombres, l’étude des probabilités, balbutiante au XVIIe, s’est considérablement développée jusqu’au XXe.
XXe et XXIe siècles
En 1933, le mathématicien russe Kolmogorov a fondé son axiomatique, qui est la base de la théorie dite classique des probabilités. Ses trois axiomes sont :
1. La probabilité d’un événement est représentée par un nombre réel compris entre 0 et 1
Ex : on tire une carte au hasard : probabilité d’obtenir un pique = ¼
2. La probabilité de l’événement certain, ie la probabilité d’obtenir un quelconque résultat est égale à 1
Ex : on tire une carte, la probabilité d’avoir soit un pique, un coeur, un carreau ou un trêfle est de 1
3. La probabilité d’obtenir l’un ou l’autre événement disjoints (incompatibles) est égale à la somme des probabilités de ces événements.
Ex : on tire une carte, la probabilité d’avoir soit un pique soit un coeur est égale à la probabilité d’avoir un pique + la probabilité d’avoir un coeur. ¼ +¼ = ½
Ces trois axiomes suffisent à démontrer tous les théorèmes probabilistes utilisées aujourd’hui.
Probabilités : fréquence ou certitude ?
Depuis Thomas Bayes, éponyme du célèbre théorème dont j’avais parlé dans l’article Prédire l'incertain. Au poker et dans la vie le débat fait rage entre les mathématiciens sur la nature des probabilités.
Dans la vision dite fréquentiste, la probabilité d’un événement de survenir suite à une expérience est sa fréquence d’apparition quand on répète la même expérience une infinité de fois. On parle de probabilité objective, ou a posteriori.
Dans la vision dite bayésienne, la probabilité d’un événement mesure la certitude que l’on qu’il survienne. On parle de probabilité subjective, ou a priori.
La vision fréquentiste semble parfaite pour des événements du type “recevoir une paire d’As” : Il y a 6 paires d’as possibles sur 1326 mains de départs, sur une infinité de donnes, je recevrai une paire d’as 6 fois / 1326 soit environ 0.45% du temps. Cette fréquence et cette probabilité paraissent objectives, mais nous allons y revenir.
La vision bayésienne est adaptée pour les expériences que l’on ne peut pas renouveler. Par exemple : première main d’un HU contre un fish, vous dites “la proba qu’il bluffe dans ce spot est minime, genre 1%”. Ou si à propos des présidentielles vous pensez “Mélenchon a 1% de chance d’être élu”. Ici il ne s’agit plus de fréquence, ces expériences ne pouvant être répétées à l’infini. Les probabilités que vous énoncez expriment votre degré de certitude.
Mais ne peut-on pas considérer que toutes les probabilités sont subjectives ? Le premier argument est en défaveur de la conception fréquentiste : aucune expérience n’est jamais exactement renouvelable et encore moins à l’infini. Le deuxième argument est en faveur de la conception bayésienne : toute probabilité semble subjective. Par exemple, si vous lancez un CG, la probabilité que vous ayez AA à votre première main est pour vous de 0.45%. Mais si vous connaissiez l’algorithme de distribution des cartes et étiez assez rapide pour faire les calculs, cette probabilité ne serait pas de 0.45% mais soit de 0 soit de 100% car vous sauriez avec certitude si vous allez recevoir AA. De la même manière, si je jette une pièce, tant qu’elle est en l’air, je me dis que la probabilité de pile est de ½. Mais une fois la pièce lancée, son mouvement obéit à des lois mécaniques et il suffirait de résoudre quelques équations pour savoir sur quelle face elle va retomber. Pour une intelligence supérieure, la proba de pile peut être de 100%. Mon ½ n’est donc que l’expression de ma certitude (ou plutôt de mon ignorance).
Cette vision selon laquelle le hasard n’existe pas pour une intelligence supérieure était partagée par l’ensemble de la communauté scientifique depuis Laplace jusque Einstein qui l’a formulé par le célèbre “Dieu ne joue pas aux dés”. Le physicien quantique Niels Bohr lui a répondu “Einstein, cessez de dire à Dieu ce qu’il doit faire”. En effet, dans la physique quantique, maintenant acceptée par la majorité des physiciens, les probabilités objectives sont intrinsèques à la réalité. Par exemple, quand on envoie un photon à travers des fentes d’Young sans l'observer, il passe à travers les deux fentes au même moment, selon une densité de probabilités.
Ainsi, les probabilités ne sont pas que l’expression de l’ignorance d’un sujet, il existe des probabilités objectives.
L’approche quantique du poker.
Le débat sur la nature des probabilités s’applique aussi au poker où deux visions s’affrontent.
La première vision, celle qui s’apparente à la physique classique, est que l’on joue contre la main adverse. En ce sens, la phrase “il y a 1 chance sur 3 qu’il bluffe” utilise les probas comme mesure de notre ignorance : “en réalité, soit il bluffe, soit il est en value, mais j’en sais rien donc je donne une estimation subjective”.
La deuxième vision, qui s’apparente à la physique quantique, est que l’on joue contre le range de mains adverse. En ce sens, la phrase “il y a 1 chance sur 3 qu’il bluffe” utilise les probas comme mesure de la réalité : son range est constitué de 10 combos de bluff et de 20 combos de value, le ⅓ de chance qu’il bluffe est totalement objectif.
Il est amusant de constater que durant la préhistoire du poker, quand même les meilleurs joueurs du monde pratiquaient le “raise pour info”, sans espoir de se faire payer par moins bien ni de faire coucher une meilleure main, la première vision était la plus répandue, tandis qu’aujourd’hui la deuxième vision a pris le dessus. Le poker a en quelque sorte évolué de manière similaire à la physique.