[Chronique] Very bad beat, le poker m'a changer*

[Chronique] Very bad beat, le poker m'a changer*

Après quatorze ans de grind online, vous avez beau être matinal, un bad beat ça fait toujours mal. C'est juste le ressenti qui évolue avec le temps car le poker, ça vous change un homme.
 


Avant de passer du côté obscur en découvrant un nouveau monde, celui du poker online, je jouais aux Echecs dans un club, à un modeste niveau. La transition fut brutale. Je basculais d'une discipline où la baraka joue un rôle infime et où l'on est pleinement responsable de ses victoires et de ses défaites, à un jeu où l'on ne contrôle pas tout, où la part de la chance s'avère par moment indécente.
Du moins sur le court terme, puisqu'elle tend toujours à s'équilibrer à plus longue échéance. C'est peu dire que je vivais particulièrement mal mes premiers bads beats, a fortiori lorsqu'ils s'enchaînaient sur une courte période. Frustration, sentiment d'injustice, rushs d'adrénaline... il n'y a guère plus violent que le poker. Et si votre nana vous demande de descendre acheter une baguette juste après que votre brelan d'As se soit empalé sur une ventrale backdoor, alors là c'est le tilt garanti. Jack Nicholson sort de ce corps.


Les années passant, j'ai commencé à me forger une petite carapace, à comprendre que cela faisait partie du métier, si j'ose dire. De toute façon, on n'a guère le choix. Même si, avec ce jeu de m…, on n'est jamais vraiment à l'abri d'une rechute. Je me souviens comme si c'était hier du plus gros hurlement primaire de ma « carrière » , tout seul comme un gland face à mon écran, en pleine nuit. Tarzan à côté, c'était Carla Bruni. Septembre 2009, 5h du mat, j'ai des frissons : je multitable depuis plus de sept heures, accusant pas loin de 10 000 dollars de perte. Oui des dollars, comme dans les westerns, car c'est encore la belle époque du .com.
Un festival de la poisse, un musée des horreurs sans issue de secours. Des coins flips qui ne tombent jamais du bon côté, des 90/10 et des 80/20 qui se transforment régulièrement en 0/100, des paires d'As en face quand je touche les Rois préflop, des set up défavorables à gogo. Bref, « Massacre à la Tronçonneuse » ou « Vendredi 13 » version poker online.
 

Groggy, je m'apprête à jeter l'éponge, tout en implorant la miséricorde d'Atahualpa, le dieu du poker... quand soudain je touche un brelan max à la turn avec ma paire de Rois et 170 BB de profondeur de tapis. Relance, surrelance, all in. Mon adversaire dévoile un brelan inférieur avec sa paire de 4 et seule une carte peut ici me priver d'un pot de 3400 dollars. Comme dans Matrix, le temps semble se figer. L'espace d'un dixième de seconde, je me dis que la réussite a enfin tourné avant d'être saisi par une furtive inquiétude. Attention, car avec la nuit pourrie que je passe, mon adversaire est tout à fait capable de me sortir un carré à la riv… quand le 4 apparaît à la river.

Un javelot en plein coeur

Je pousse alors un cri qui résonne jusqu'au zoo de Vincennes et fait sursauter les otaries. Dans ma rue, tous les chiens se mettent à aboyer de concert ou à hurler à la mort. Bon, là j'en rajoute peut-être un peu. Hagard, je pars me coucher avec la sensation étrange de m'être fait rouler dessus par un camion et d'avoir été transpercé en plein cœur par un javelot. Je suis épuisé, mais je mettrai plus d'une heure à trouver le sommeil. Le lendemain, je croise ma voisine, qui me lance : « Vous avez entendu le cri du voisin du dessus cette nuit ? Il m'a fait peur ce con ! Je vous l'ai dit, il est vraiment bizarre ce type... » J'acquiesce piteusement, n'osant pas lui avouer qu'en fait, le con, c'était bibi. Et dire que j'ai une photo de Jean Moulin sur mon bureau.


Peu à peu, le poker a retaillé ma pierre, il a modifié ma façon d'être. Je me suis mis à accepter plus facilement l'injustice, même quand elle me dessert (lorsqu'on en bénéficie, c'est dingue comme on le vit moins mal). Après tout, comme le soulignait un type qui s'appelle Socrate, l'injustice n'est rien si on parvient à l'oublier. S'il m'arrivait à mes débuts de mettre parfois plusieurs heures, voire un ou deux jours pour digérer certains bad beats de l'espace, cela ne dure maintenant que quelques secondes, au pire une ou deux minutes, pour les cas où ça fait vraiment mal au… enfin, vous voyez ce que je veux dire. Je ressens toujours les mêmes émotions – c'est impossible d'être totalement impassible quand on perd gros alors qu'on méritait de gagner -, mais elles s'évaporent beaucoup plus prestement dorénavant. Je bascule plus vite de la colère au désarroi, du désarroi à la résignation, de la résignation à l'acceptation, des phases par lesquelles on passe tous quand ce jeu se fout bien de notre gueule. Il faut dire que lorsqu'on a pris un million de bad beats au poker dans sa vie, dont certains particulièrement épicés, on commence à se prendre pour le maître zen du petit scarabée dans la série « Kung-fu ». Et puis, de toute façon, tout ça n'a guère d'importance puisqu'on va tous mourir un jour. Ne nous prenons pas au sérieux, disait Alphonse Allais, il n'y aura aucun survivant.

Ma Saint-Barthélémy pokéristique

Le poker a changé m'a vie, il fait partie de ma vie. A un feu rouge, il m'arrive parfois de voir un flop ou une river sur certaines plaques d'immatriculation. Je ne sais pas si c'est grave, docteur. Quand je me fais flasher à 52 km/h au lieu de 50 sur les quais ou que je dois récupérer mon Aston Mart … ma Citroën à la fourrière, je relativise tant bien que mal en me disant que c'est un 3-bet light qui n'est pas passé. J'essaie aussi de jouer EV+ quand je n'ai pas des cartes en main. A l'aéroport, je rentre toujours en dernier dans l'avion, histoire de pouvoir choisir la meilleure place (soit celle où l'on peut davantage allonger les jambes, soit celle à côté d'une jolie fille) s'il en reste. C'est un peu comme si tous les passagers avaient misé préflop et que j'en profitais pour squeezer la table. C'est utile d'avoir la position aussi, dans un avion.


Près de quatorze ans après avoir appuyé pour la première fois sur un bouton « fold » ou « raise », j'évacue plus aisément les petites contrariétés du quotidien. Avoir appris à gérer le sentiment d'injustice et la frustration du tapis vert s'avère aussi utile dans la vie de tous les jours. J'ai pris l'habitude de relativiser. J'ai appris à être patient, ce qui n'est pas, mais alors pas du tout ma pente naturelle. Je suis aussi devenu plus exigeant avec moi-même. Peut-être trop. Il y a quelques mois, j'ai tenté de jouer quelques blitz sur un site d'Echecs online. Au bout de 20 minutes, j'étais en tilt. Trop d'erreurs, de mauvais choix. Aujourd'hui, grâce ou à cause du poker, je supporte bien plus facilement la malchance que ma propre médiocrité, le fait de ne pas être à la hauteur. Oui, le poker m'a changé.


Je vais vous faire une dernière confidence : depuis dix ans et ma Saint-Barthélémy pokéristique de septembre 2009, je n'ai plus poussé de hurlement primaire. En tout cas en jouant au poker online, car dans d'autres circonstances… enfin bref, je me comprends. Désormais, si les dieux du poker décident de m'en faire voir de toutes les couleurs (alors que je n'ai qu'une quinte), si je prends cher dans tous les sens du terme, si je me fais craquer les As deux fois de suite puis perd cinq coin flips d'affilée, je marmonne un « putain, c'est pas possible », agrémenté parfois d'un « pfuuuhhh » et d'un léger hochement de tête orthogonal. Je conserve ma dignité, toujours seul comme un gland, devant l'écran de mon ordi. Quand on passe pendant de longues années la nuit avec l'une des plus belles femmes du monde, au bout d'un moment, ça fait forcément moins d'effet. Demandez à Vincent Cassel. C'est pareil pour les bad beats. A ce rythme, dans dix ans, je me contenterai qui sait de balbutier « saperlipopette » avec un petit sourire jaune en coin en voyant, impuissant, ma paire de Dames se faire déglinguer par la paire de 2 adverse. Et ça m'inquiète presque...
 

*La faute d'orthographe est ici volontaire, une dédicace à Omar.


Mizar est ancien coach Poker Académie, joueur toujours actif de texas holdem no limite et journaliste. Il nous propose une chronique régulière sur les évolutions du jeu depuis 2006. 

Ses anciennes chroniques les plus lues (mais toujours d'actualité comme un grand classique) :

 PA  8 2209   2 Commentaires