- 06 mars 2013
- petiteglise
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Pourquoi voit-on autant de calling-stations parmi les joueurs débutants ? Pourquoi dans la vie de tous les jours, comme au poker, beaucoup de gens vont refuser des paris gagnants ou en prendre des perdants ? D'où nous vient cette propension à tenter des bluffs que l'on sait perdants ?
Cet article est en grande partie basé sur les travaux de Daniel Kahneman, prix Nobel d'Economie 2002. Kahneman n'est pourtant pas un économiste à proprement parler, encore moins un trader. Il est (socio) psychologue. Il a étudié, analysé et théorisé l'irrationalité en matière de prise de risques. Sa théorie des perspectives a fait l'effet d'une bombe dans le monde économique. Loin de l'image aristotélicienne d'un homme « animal rationnel », il a montré que nos choix de paris sont souvent absurdes et que même les traders sont loin de toujours choisir les meilleures espérances de gain. Ce qui est vrai à Wall Street doit l'être également sur les tables de poker, et nous allons partir des études de Kahneman pour mieux comprendre les décisions irrationnelles que l'on peut rencontrer au poker.
Pour clarifier cet article, je ferai appel à deux personnages fictifs : Fish et Shark. Fish est un humain lambda, qui ressent les probabilités comme la moyenne des non-joueurs. Shark est un être totalement rationnel, qui choisit toujours le pari ayant la meilleure espérance. Evidemment, on constate une diversité des profils de débutants sur les tables et tous n'agissent pas comme la moyenne des hommes, comme Fish. Et il est peu probable qu'un humain, aussi fort soit-il, ne soit jamais victime des effets décrits ci-après.
L'aversion à la perte
On vous propose un pile ou face (pièce non truquée) : pile vous perdez 100€ Combien voulez-vous que face vous rapporte, au minimum, pour accepter le pari ?
Bien sûr, Shark répondra 100€. Mais Fish, comme la moyenne des êtres humains, donnera un chiffre compris entre 150 et 250€
Cela montre l'aversion à la perte : en situation de pari, le risque de la douleur de perdre a un ressenti plus grand que l'espoir du bonheur de gagner. Le coefficient d'aversion à la perte est environ égal à 2.
Combien face devrait vous rapporter si pile vous fait perdre 10€ ? Et 500€ ? Et 1000€ ?
Pour Fish, le coefficient d'aversion à la perte augmente quand l'enjeu augmente, mais pas de manière exponentielle. Bien sûr, il en va autrement quand la perte possible met sa vie (ou au moins sa bankroll) en péril, dans ce cas l'on peut considérer le coefficient comme infini.
Shark, lui, répondra toujours par le même montant que celui qu'il risque de perdre.
Le paradoxe d'Allais
En 1952, Maurice Allais, futur prix Nobel d'Economie, présenta un problème à ses invités de marque qui étaient les plus grands économistes du monde. En voici une version simplifiée :
Dans les situations suivantes, quel choix feriez-vous ?
A. 61% de chances de gagner 520 000€ ou 63% de chances de gagner 500 000€ ?
B. 98% de chances de gagner 520 000€ ou 100% de chances de gagner 500 000€ ?
Fish, comme la plupart des gens et la majorité des invités d'Allais, choisit la première option dans le cas A et la deuxième option dans le cas B.
Calculons les espérances de gain.
Dans la situation A, le premier choix a une espérance de 317 200€ et le deuxième choix 315 000€
Dans la situation B, le premier choix a une espérance de 509 600€ et le deuxième choix 500 000€
Shark choisira la première option dans chacun des deux cas. Fish lui est victime d'un effet de certitude : même si dans le cas B la différence est identique en terme de pourcentage et supérieure en terme de gain, la garantie de gagner lui fait préférer la moindre espérance.
Poids décisionnel
Proba (%) |
0 |
1 |
2 |
5 |
10 |
20 |
50 |
80 |
90 |
95 |
98 |
99 |
100 |
Poids décisionnel
|
0 |
5,5 |
8,1 |
13,2 |
18,6 |
26,1 |
42,1 |
60,1 |
71,2 |
79,3 |
87,1 |
91,2 |
100 |
Face à n'importe quelle probabilité, Shark agira parfaitement en accord avec elle. Mais pas Fish.
Ce tableau, qui correspond au poids décisionnel moyen constaté par Kahneman dans ses diverses études, nous montre comment sont ressenties les probabilités par Fish.
Aux deux extrêmes, quand le résultat est impossible ou certain, Fish agit en accord avec la probabilité réelle.
Mais dès qu'il est confronté au hasard, Fish agit de manière irrationnelle. Face à une proba de 1%, Fish se comporte comme si elle était de 5,5%. L'effet de possibilité le fait surestimer ce résultat peu probable. La différence est encore plus grande à l'autre extrême. Entre 99 et 100%, le poids décisionnel fait un bond de 8,8% ! Pour expliquer cette asymétrie imaginez que vous ayez 1% de chances de gagner 1 millions d'euros demain. Puis imaginez que vous avez 99% de chances de gagner 1 millions d'euros demain. L'espoir de gagner dans le premier cas sera moindre que la crainte de ne pas gagner dans l'autre.
Au poker, pour Fish, la différence entre 0 et 2 outs est bien plus importante qu'une différence entre 9 et 11 outs. Par exemple, Fish accordera trop d'importance aux 2 outs que lui donne sa petite paire qui a loupé son flop, alors qu'il jouera un tirage couleur de manière quasi identique à un tirage quinte + une over.
Le fourfold pattern
Un fourfold pattern est un tableau à 4 entrées. C'est le nom que Kahneman a donné à... ce tableau à 4 entrées. On peut être prix Nobel et parfois manquer d'imagination..
Le « fourfold pattern » |
Gains |
Pertes |
Probabilité élevée. Effet de certitude. |
95% de gagner 1 000€ Peur de la déception Aversion au risque Acceptation de proposition désavantageuse |
95% de perdre 1 000€ Espoir d'éviter la perte Prise de risque Rejet de proposition avantageuse |
Probabilité faible. Effet de possibilité. |
5% de gagner 1 000€ Espoir d'obtenir un gain important Prise de risque Rejet de proposition avantageuse |
5% de perdre 1 000€ Peur de pertes importantes Aversion au risque Acceptation de proposition désavantageuse |
Expliquons par des exemples concrets ce fourfold pattern qui résume plusieurs des concepts abordés.
Gains + proba élevée : Fish joue un SNG Heads-Up contre un adversaire de son niveau. Il se retrouve avec 95% des jetons. Il acceptera d'en rester là contre moins de 95% des prix. Aux USA, des compagnies d'assurances rachètent les dommages et intérêts lors des procès. Votre avocat vous dit que vous avez 95% de chances de gagner 100 000€ mais qu'on ne sait jamais ce qui peut arriver. Vous allez accepter de les revendre à 90 000€, sauf si vous êtes Shark.
Gains + proba faible : c'est le principe même du loto. C'est aussi pourquoi on voit certains débutants payer préflop avec des mains randoms après que deux joueurs sont partis à tapis. "Allons-y au ptit bonheur la chatte"
Pertes + proba élevée : ça explique beaucoup de mauvais bluffs, par exemple dans les situations « presque commited ». Fish a mis 850€ dans le pot. La pire river tombe et il sait qu'il a perdu. Cependant s'il mise 150€ de plus, il a 5% de chance voir son bluff marcher. C'est à dire 95% de perdre 150 de plus et 5% de gagner 1700. 150*95/100 = 142,5 ; 1700*5/100 = 85. C'est un bluff nettement Ev- mais Fish le fera en se disant « perdu pour perdu... »
Pertes + proba faible : c'est le principe des assurances : les assurances gagnent de l'argent en nous faisant payer une somme supérieure au coût du risque multiplié par sa probabilité.
Le poker, comme la vie, offre une infinité de paris
Revenons au premier point que nous avons abordé, l'aversion à le perte. Pour accepter un pile ou face, Fish demande de gagner 2 fois plus que ses pertes potentielles. Mais pourquoi accepte-t-il de jouer au poker dans ce cas ? (Le poker étant, si l'on est plus fort que ses adversaires, une succession de paris avantageux)
Considérons un pile ou face -100€ / +200€
Pour un lancer l'espérance réelle est de 50€. Mais si l'on considère que les pertes comptent double, l'espérance ressentie par Fish est de 0.
Pour deux lancers on a :
25% de perdre 200 ; 50% de gagner 100 ; 25% de gagner 400. Soit une espérance réelle de 100€
Avec les pertes doubles, ça donne 25% de perdre 400 ; 50% de gagner 100, 25% de gagner 400. L'espérance ressentie par Fish est non pas nulle mais de 50 !
Pour trois lancers, l'espérance réelle est de 150€ et l'espérance ressentie par Fish de 112,5 (je vous épargne le détail)
Le paradoxe est expliqué : la succession de paris perçus comme nuls pris séparément devient gagnante !
Quand on est confronté à un pari, que ce soit dans la vie ou au poker, nous devrions toujours avoir à l'esprit que nous aurons bien d'autres occasions similaires, afin de ne pas être victime de l'aversion à la perte.
Dans la suite de cet article, nous parlerons de l'effet de cadrage, c'est à dire comment la formulation d'un énoncé peut amener des décisions différentes. Nous verrons par exemple que lorsque Fish pense à la range de mains adverse, il n'agira pas de la même manière selon qu'il raisonne en terme de gain ou de perte, en pourcentage ou en mains potentielles.