- 13 mars 2013
- petiteglise
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Cet article est la suite de "Pourquoi les gens jouent mal au poker". Vaut-il mieux penser en termes de gains qu’en termes de pertes ? Quelle est la différence entre un coût et une perte ? Est-il préférable de raisonner en termes de combinaisons gagnantes ou de gains financiers ? Pourquoi les fishs surestiment leur AK qui a loupé le flop ? C’est à ces questions et bien d’autres que nous allons tenter de répondre.
Voir l'article Pourquoi les gens jouent mal au poker
Le cadrage
En psychologie, le cadrage est la manière de présenter une situation. Nous verrons que, au poker comme dans la vie, deux situations rigoureusement identiques peuvent amener des décisions différentes selon leur présentation.
Commençons par une étude menée à la Harvard Medical School. Il existe deux types de traitement contre le cancer du poumon : l’intervention chirurgicale et la radiothérapie. La chirurgie offre de bien meilleurs résultats en terme de survie à 5 ans mais aussi un plus gros risque à court terme. Les psychologues ont fourni aux médecins des statistiques concernant l’opération chirurgicale et leur ont demandé de choisir entre les deux traitements.
Au premier groupe il a été dit que le taux de survie à un mois est de 90%
Au deuxième groupe il a été dit que le taux de mortalité à un mois est de 10%
Résultats : dans le premier cadre la chirurgie a été préférée à 84% alors que les médecins étaient partagés à 50% dans le deuxième cadre. Pourtant, les deux énoncés sont stricto sensu identiques.
Ce constat, qui a été confirmé dans bien d’autres études, laisse à penser que les décisions au poker ne seront pas les mêmes selon que l’on réfléchisse en terme de gains ou en terme de pertes. Fish n’agira pas de la même manière s’il se dit « j’ai 30% de chances de gagner » ou « j’ai un risque de perdre de 70% »
Illustrons cette différence entre raisonnement en terme de gains ou de pertes par une étude de cas :
Cas 1 : Que préférez-vous : 40% de gagner 100€ ou 100% de gagner 40€
Cas 2 : On vous donne 100€. Vous avez le choix entre 100% de perdre 60€ ou 60% de perdre 100€
Ces cas de figures sont identiques et dans les deux l’espérance est la même que l’on choisisse le risque ou la certitude. Pourtant dans le premier cas Fish choisit la certitude alors qu’il prendra le risque dans le deuxième.
Je vous propose maintenant deux nouveaux cas, et je vous laisse décider de votre stratégie et vous orienter vers le choix qui vous semble le plus favorable.
Cas 1 : On vous propose un pari qui vous donne 10% de chances de gagner 95€ et 90% de chance d’en perdre 5.
Cas 2 : On vous propose de participer à une loterie qui coûte 5€ et qui offre 10% de chances de gagner 100€ pour 90% de chance de ne rien gagner.
La majorité des gens trouve le cas 2 préférable au cas 1. Pire, dans le cas 1, ils refusent le pari alors qu’ils acceptent la loterie dans le cas 2.
Les pertes sont plus rebutantes que les coûts.
Fish joue un pot de 100€, il se fait relancer de 33 à la river, il estime ses chances de gagner à 25%.
Si Fish raisonne ainsi : « j’ai 75% de risque de perdre 33€ et 25% de gagner 133 », il aura beaucoup moins tendance à payer que s’il se dit : « je paie 33 et j’ai 25% de chances de gagner 166 »
Netteté des probabilités
Quelle somme d’argent serait pour vous aussi attirante que chacun des paris ci-dessous ?
A 84% de chances de gagner 150€
B 84% de chances de gagner une mallette de poker haut de gamme de 1 000 jetons
Et quelle somme d’argent serait pour vous aussi attirante que chacun des paris ci-dessous ?
A 21% de chances de gagner 150€
B 21% de chances de gagner une mallette de poker haut de gamme de 1 000 jetons
Sans surprise, quand on pose ces questions à Fish, le rapport entre ses deux réponses A est proche de ¼, mais le rapport entre ses deux réponses B peut en être très éloigné, ce qui est illogique. Autrement dit, Fish est rationnel lorsqu'il est question d'argent mais pas quand il n'est plus question d'argent.
Plus surprenant, si on demande à Fish d’évaluer les paris de
A 84% de chances de gagner une mallette de poker d’une valeur de 150€
B 21% de chances de gagner une mallette de poker d’une valeur de 150€
ses réponses resteront insensibles aux probabilités. Le fait qu’on ne parle plus uniquement d’argent rend Fish irrationnel.
La représentation plus directe et frappante qu’une abstraite somme d’argent contribue à l’émotivité et à l’irrationalité de Fish. Dans ces cas où Fish a une image très nette du résultat, il sera plus sensible à l’effet de possibilité, à l’effet de certitude ou aux autres biais mentionnés dans le premier article.
Au poker, cet aspect est primordial. Imaginons que Fish a top brelan sur un multiway pot flop unicolore à pique. Il mise fortement et un seul joueur paie. Un quatrième pique tombe. Vilain fait tapis. Fish sait que Vilain a couleur.
Fish sera beaucoup plus rationnel s’il pense « j’ai 10 outs, soit 22% de chances de gagner » que s’il se dit « j’ai 10 outs, soit 22% de chances de faire full ou carré ».
Avec des probabilités faibles, susceptibles de tomber dans l’effet de possibilité analysé dans l’article précédent, la différence sera encore plus criante.
Fish a pocket paire de 2. Il loupe son flop.
Si Fish se dit « si un 2 tombe, je fais brelan » il surestimera bien plus ses chances que s’il réfléchit ainsi : « pour que je gagne, il faudrait qu’un 2 tombe ». Et cela, même si Fish a appris que 2 outs donnent 4% de chances que la prochaine carte soit bonne.
Le biais d’optimisme
Lors d’une étude, il a été demandé aux participants d’évaluer leur risque d’avoir un cancer durant leur vie. Les pessimistes l’évaluaient à 40%, les optimistes à 10%. Il leur a été donné la bonne réponse, à savoir 30% (ce chiffre varie selon les pays et bien sûr selon les individus). Une semaine plus tard, il leur a à nouveau été demandé leur probabilité d’avoir un cancer. Les pessimistes l’estimaient correctement à 30%. Les optimistes eux donnaient une réponse à peine moins erronée de 14%. Comme l’amour, l’optimisme rend aveugle.
Imaginons que Fish a AK et qu’il loupe son flop. Fish sera victime du biais d’optimisme et surestimera ses chances sans prendre en compte la mauvaise nouvelle qui vient de tomber, à savoir qu’il n’a pas touché son flop.
De manière similaire, Fish fera bien plus de mauvais calls à la river lorsqu’il était favori au turn.
Irrationalité et neurologie
The University College of London a analysé par imagerie cérébrale ce qui se passait concrètement à l'intérieur du cerveau des gens en situation de paris. Voici un résumé des résultats.
Lorsqu'une personne agit de manière irrationnelle, en étant victime du cadre par exemple, les zones les plus activées sont celles liées à la stimulation émotionnelle (le complexe amygdalien). Au lieu de raisonner, Fish agit par émotion (vidéo liée au sujet : Émotions et Processus de décision au poker).
Lorsqu'une personne potentiellement irrationnelle agit pour une fois de manière rationnelle, la région associée au conflit et à la maîtrise de soi s'active (il s'agit du cortex cingulaire antérieur) Résister à la tendance naturelle et irrationnelle est donc vécu comme une lutte intérieure.
Il existe une catégorie, rare, de personnes (globalement) rationnelles, peu sensibles aux effets évoqués le long de ces deux articles. Ils ne présentaient pas de conflit mais une activité catégorisée dans une zone frontale du cerveau liant émotion et raisonnement. Ces êtres d'exception n'ont donc pas à lutter, n'ont pas à se forcer pour choisir la solution rationnelle.
Quant à savoir si la rationalité en matière de paris est (à dominante) innée ou acquise, le débat est ouvert.
Avant de conclure, résumons par des maximes quelques points abordés :
Le poker offre une infinité de paris.
L’argent du pot ne vous appartient pas.
Raisonnez en termes de gains plutôt que de pertes.
Raisonnez en termes de coût plutôt que de pertes.
Raisonnez en termes de gains financiers plutôt que de combinaisons gagnantes.
Ne laissez pas les probabilités passées influencer les probabilités présentes.