- 27 mars 2013
- petiteglise
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Quand s'arrêter pour que la session soit la plus heureuse (ou la moins malheureuse) possible ? Pourquoi ne ressent-on pas la même chose si l'on break-even à 100€ si l'on avait atteint 200, si au contraire on était descendu à 50, ou si l'on a juste gagné et perdu des blinds ? Comment influe la durée de la session sur notre ressenti ?
Comme juge-t-on le (dé)plaisir ?
Imaginez que vous êtes en train de pratiquer une activité qui vous apporte du plaisir. Regarder un film, assister à un concert, savourer un bon repas, faire la fête, ou tout ce que vous voulez. Si vous le préférez, vous pouvez aussi imaginer que vous subissez un expérience déplaisante, une opération médicale par exemple.
Comment juger le (dé)plaisir vécu ?
Une méthode serait de commencer par noter, sur une échelle de -10 à 10 par exemple, à intervalles réguliers, le plaisir ressenti.
On obtiendrait par exemple la courbe suivante
En ordonnée nous avons le (dé)plaisir ressenti, et en abscisse, le temps.
Ce graphique peut, entre autres, correspondre au bonheur ressenti durant un film, pendant lequel on aurait régulièrement noté notre degré de plaisir. Toutes les notes étant positives, il n'y a ici pas de mauvais moments, seulement des moments plus ou moins bons.
Maintenant qu'on a ce graph, comment s'en servir pour juger du bonheur total de l'expérience ?
Intuitivement, on peut être tenté de calculer l'intégrale, c'est-à-dire l'aire sous la courbe. Plus l'aire sous la courbe est importante, plus l'expérience apporterait de (dé)plaisir.
C'est intuitif, mais cela ne correspond pas à la réalité.
Qui n'a jamais pensé qu'une fin « bonne mais sans plus » gâchait l'ensemble d'un film jusque là génial ? Qui n'a jamais pensé qu'une star vieillissante ferait mieux de s'arrêter plutôt que de sortir des films ou des disques tout juste corrects ?
Ou dans le cadre d'une relation sentimentale, par exemple : imaginez un coup de foudre en vacances, une semaine géniallisime à réaliser vos fantasmes intellectuels et physiques avec votre âme-sœur enfin trouvée, jusqu'aux adieux, lors d'un rapport aussi orgasmique que larmoyant, beau comme un Walt-Disney pour adultes ?
Aussi brève fut-elle, cette rencontre restera dans les meilleures de votre vie, et à chaque fois que vous repenserez à cette personne, vous lui " attribuerez une note " de bonheur très élevée. Maintenant, imaginez que vous la revoyez à nouveau. Cela se passe pas mal, même plutôt bien, mais sans commune mesure avec la semaine idyllique précédente. Vous restez de bons potes jusqu'à ce vous soyez à nouveau séparés. Quand, suite à ce deuxième épisode, vous repenserez à cette personne, " la note de bonheur " aura baissé. Même si elle était agréable, la deuxième relation a amoindrie la première. Un cas de "plus, c'est moins"
La peak-end rule
Quand on pense au (dé)plaisir ressenti lors d'une expérience passée, nous calculons sans le savoir une moyenne entre le pic et la valeur finale.
Chose aussi intéressante que surprenante, la durée n'influe pas sur le plaisir passé.
Cette règle a été confirmée dans de nombreuses expériences, où les cobayes, par exemple, trouvaient plus agréable d'avoir une main plongée dans de l'eau à 10° pendant une minute puis dans de l'eau à 12° pendant 30 secondes supplémentaires, que de simplement avoir une main plongée dans de l'eau à 10° pendant une minute. Un comportement irrationnel mais humain et universel.
Si l'on reprend le graphique ci-dessus, la moyenne entre le pic (noté 9) et la fin (notée 1) est de 5. Même si elle n'était pas désagréable, la fin a gâché le film et il aurait mieux valu l'arrêter plus tôt.
Cette " règle pic-fin " a été adoptée par bien des corps de métiers et elle a de nombreuses applications, pour les agences de voyage (privilégier les vacances courtes mais intenses, finir sur une activité plaisante) mais aussi en médecine (il vaut mieux une douleur plus longue mais moins intense, voire faire durer l'opération " inutilement " après le pic de douleur) et bien sûr, en vente (il est bienvenu de garder un élément décisif pour la fin de la négoc)
Le bonheur au poker
Nous allons partir du postulat suivant : le bonheur au poker est lié aux variations d'argent. Bien sûr, on peut arguer que jouer un coup intéressant nous fait plaisir, mais j'aurais du mal à croire qu'un joueur qui pousse intelligemment son adversaire à bluffer, paie le tapis puis perds son 90/10, soit content parce qu'il a bien joué, alors qu'il a perdu le coup.
Rationnellement, pour mesurer le plaisir apporté par une session, on devrait regarder le gain final, ou plus exactement, le gain horaire.
Imaginons 3 (courtes) sessions de NL 100, une de 8 mains réellement jouées, les deux autres de 10 mains jouées (pour simplifier, les mains couchées préflop ne sont pas incluses)
Dans les 3, Hero finit positif de 3€
Rationnellement toujours, les 3 sessions devraient donc être perçues comme également plaisantes. On pourrait même considérer que celle où il n'a joué que 8 mains, si elle est effectivement plus courte, a été meilleure que les autres, vu que le gain horaire serait plus important.
Pourtant, pour la majorité des joueurs en tous cas, il y aura des différences de ressentis.
Imaginons que :
Le premier joueur ne gagne et ne perd que des petits coups, le plus souvent juste les blinds.
Le deuxième joueur gagne un très gros pot (+70) mais finit sur un coup à -30.
Le troisième joueur perdait régulièrement avant son coup final à +53.
Bien que les trois joueurs aient gagné 3€ chacun, lequel selon vous sera le plus heureux ?
J'ai résumé ces 3 sessions fictives par le graphique suivant.
Pour chacun des 10 coups des 3 joueurs, le graphique représente le gain (ou la perte) d'argent. Par exemple, au dernier (10ème) coup joué, Hero bleu a perdu 30€, Hero jaune a gagné 53€.
Calculons le peak-end pour chacun :
Hero orange n'a pas de pic (ses plus grosses variances étant -5 et +5) et finit sur un coup à +1,5. Sa moyenne est de 0,75. La session de Hero orange sera perçue comme à peine plaisante, globalement neutre, inutile.
Hero bleu a un pic positif grâce à un coup à +70 mais finit sur un coup à -30. Sa moyenne est de 20. Cette session sera ressentie comme positive, grâce à ce coup à +70.
Hero jaune a son pic à son dernier coup. Après une session régulièrement perdante, il a remporté 53€ à son dernier coup. Sa moyenne est donc de 53. Grâce à ce gros coup au dernier instant, Hero jaune se sentira de loin le plus heureux des trois joueurs.
Bonheur vs gain financier
De nombreuses conclusions sur quand devrait-on arrêter peuvent être faites grâce à la peak-end rule.
Il vaut mieux perdre puis gagner que gagner puis perdre.
Gagner un gros coup rend plus heureux que de gagner plusieurs petits.
Réciproquement, perdre un gros coup rend plus malheureux que de perdre plusieurs petits.
On peut finir une session gagnant mais plutôt malheureux, par exemple, si on grignotait minutieusement des petits pots avant de perdre presque tout ce qu'on avait gagné en une seule main.
Réciproquement, on peut finir perdant mais plutôt heureux, si dans une session qui était nettement négative, on finit par remporter un gros pot qui comble presque nos pertes.
Si vous arrêtez juste après un gros gain, vous optimiserez le plaisir ressenti (plutôt que si vous continuez à jouer, même pour gagner encore un peu).
Réciproquement, après un gros bad-beat, ou une grosse perte due à une erreur, il vaut mieux jouer quelques coups " pour rien " avant d'arrêter, la douleur en sera atténuée.
Mais ces corollaires sont valables en termes de bonheur uniquement.
Dans mon article sur le A-game, nous avions abouti à cette règle : quand un joueur est dans son A-game, il doit continuer à jouer. Quand un joueur sort de son A game, il doit arrêter de jouer.
J'avais entre autre mis en garde contre le comportement fishy consistant à arrêter trop tôt une session où l'on joue bien. « Cool, j'ai super bien joué, gagné 2 caves en 30 mins, j'arrête - mais si t'es en forme, que tu joues bien, pourquoi t'arrêtes ?! » Et celui, pire encore, consistant à continuer le jeu alors qu'on se sait hors du A-game « je suis en tilt complet, je recave ! »
Nous comprenons que les intérêts financiers et la maximisation du plaisir peuvent parfois diverger. Pas toujours, l'argent faisant parfois le bonheur.
Mais ne voulant pas lire un jour « j'étais en tilt après un bad-beat qui m'a coûté une cave, je ne voulais pas finir sur un mauvais coup, comme l'a conseillé petiteglise, j'ai recavé... et tout perdu à nouveau », je me suis permis de conclure par ce rappel.