- 07 juin 2018
- Freudinou
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Dans cette nouvelle série d'articles, Freudinou s'intéresse aux déclencheurs de tilt chez nos adversaires, afin de les faire dejouer. Pour cette première partie, il étudie le cas du profil "Bragman".
Différents profils de joueurs
Les différents profils du joueur de poker sont connus : le régulier large agressif (LAG), le nit, le récréatif passif, etc. Je pense que ce qu’on oublie souvent, c’est pourquoi et comment ces joueurs en viennent à jouer avec tel ou tel style de jeu ? Pourquoi en ayant à priori accès aux mêmes contenus vont-ils développer des styles de jeu parfois diamétralement opposés ? La réponse est probablement la suivante : ces joueurs ont des traits de caractère différents et ces traits de caractère finissent par s’exprimer dans la manière dont ils jouent et conçoivent le poker. Ce qui signifie également qu’il y a des choses sur les tables qu’ils sont plus ou moins prêt à accepter et qui vont les faire plus ou moins s’emporter…
C’est ici, dans cette potentielle faille, que nous allons nous engouffrer. En plus de nous demander comment allons-nous bien jouer nous allons aussi nous demander : comment allons-nous faire mal jouer notre adversaire ? Autrement dit, quels sont les déclencheurs du tilt chez lui ? Pour cela, nous devons comprendre comment il conçoit le poker et le mettre face aux limites de l’acceptable pour lui. Chacun de nous possède des déclencheurs différents qui sont en grande partie influencés par ses traits de caractère. A l’instar des différents styles de jeu, je pense qu’il est possible de faire également des catégories pour les différents profils mentaux des joueurs dans l’optique de mieux comprendre les déclencheurs de leur tilt, ce que je vais vous proposer dans cette série d’articles. C’est une stratégie lâche, basse, vile et sans morale, bref, une stratégie de joueur de poker aguerrit. Nous allons partir à la rencontre de Bragman, Pleutreman, Egoman, Ironman, Weirdman, Sadman et Borderman. Laissez-moi vous présenter notre premier anti-héros : Bragman.
Bragman et la recherche de la centralité
To Brag en anglais pourrait être traduit par se vanter, fanfaronner. Bragman est obsédé par l’idée suivante : il veut être au centre de l’attention, même si tout n’est qu’illusion. Qu’importe le fond pourvu qu’on ait la forme. Bragman, c’est notre collègue qui vient nous expliquer qu’il a gagné « 300 € hier sur les tables », qui poste sur les réseaux sociaux ce magnifique bluff river à 300 blinds de profondeur et bien entendu, Bragman est rarement un joueur perdant (si on l’écoute…). Au fond, Bragman, c’est le combat de l’éphémère face à l’éternel.
Comment le reconnaître ?
Il n’y a pas vraiment besoin d’observer pour le reconnaître, Bragman fera tout pour que vous le remarquiez. Avant même de jouer, son terrain favori online, c’est le tchat et en live, il engagera rapidement la conversation avec la table et surtout avec lui-même. Bragman, c’est un peu le Thierry Rolland des tables de poker, efficace en commentaires (en tout cas pour les bêtisiers), un peu moins bon jetons en mains…Son apparence sera également soignée, au minimum soignée pour être remarquée.
Il pratique un jeu où les jetons doivent voler, les pots se multiplier. Hors de question de rester en dehors de l’arène tel un simple spectateur. Son style est agressif et il est coutumier des bluffs et des bluffcatchs. Assurément, il joue trop de mains mais savoir si payer avec 75s en SB contre un UTG est rentable sur le long terme n’est pas trop la question qui le préoccupe. L’important, c’est de pouvoir placer un magnifique bluff avec cette main ou surprendre un adversaire au showdown qui ne s’attendait pas à tant de créativité, que dis-je, de génie de sa part. Attention, Bragman ne va pas compléter avec 72o, il tient à son image, payer 75s, c’est discutable et justement son esprit éclairé a compris que c’était rentable, payer 72o, c’est un move qu’il laisse aux fishs…et « à ceux qui ne réfléchissent pas long terme ». En effet, notre joueur sait jouer des rôles et maintenir l’illusion.
Sa version récréative online navigue vers des VPIP/PFR assez élevés, comme 65/45 mais avec la maturité et les échecs répétés, il peut finir par se calmer et adopter un style LAG comme 32/16, 45/30 trahissant ainsi ses calls et ses opens trop looses. Sorti de sa chrysalide et réincarné en reg, il devient 32/28. Ses stats peuvent être trompeuses avec des AF (Agression Factor) assez bas en raison de ses calls mais qui se finissent systématiquement par un move river. Un style qu’il n’arrivera que très rarement à rendre EV+ en raison de ses bluffs à répétitions et ses bluffcatch ambitieux.
Comment lutter contre Bragman ?
Pour commencer, il faut l’amener au centre (je parle par métaphore, ne le prenez pas par le col pour le balancer sur le milieu de la table), là où il va y avoir de l’émotion. Cela signifie que vous devez aussi renvoyer l’image d’un joueur qui est déjà lui-même centre. Attendre les bonnes mains n’est pas la meilleure des stratégies, il va vous catégoriser en nit et il n’y aura pas d’intérêt pour lui à triompher de vous. Tout juste un petit plaisir à être sadique envers votre personne mais rien à même de lui provoquer le thrill (le frisson) qu’il est venu chercher. Mon conseil ? Dîtes lui ou faites lui croire que vous êtes un bon joueur, n’hésitez pas à vous inventer un petit palmarès (je vous l’ai dit, nous sommes sur une table de poker, tout est permis du moment que l’on respecte les règles du jeu) et surtout agressez. Vous allez alors disputer son terrain de chasse : la centralité, et ça, il ne peut le permettre. Il doit terrasser son nouvel opposant, construire une histoire théâtrale qui verra sa victoire après moult péripéties (ou éventuellement sa défaite dans une dramaturgie épique, bref, sur un gros bad beat…). Bien entendu, ce que vous avez prévu, c’est sa chute et cette pièce va se jouer en trois actes :
Acte I : la construction d’un empire
Construisez des gros pots…mais pas trop non plus, faites des relances régulières préflop et postflop. Cela va faire monter ses émotions, n’hésitez pas à le rabaisser un petit peu lorsque vous remportez un coup, une petite pique, pas d’attaque frontale, petit exemple : « Ce coup était difficile à jouer, moi-même quand j’étais plus inexpérimenté j’aurais fait cette erreur ». Ce n’est pas encore l’heure des gros bluffs et des bluffcatchs héroïques (oui nous aussi nous voulons brag…).
Acte II : Bragman conquiert l’empire
Bragman commence à comprendre vos schémas de jeu et prend l’ascendant sur vous. Laissez-lui de petits pots qu’il remporte par de magnifiques bluffs (un peu trop chers…). Vous l’emmenez au centre, la bataille fait rage et il n’y a plus que vous deux sur cette table de 9 joueurs. Vraiment dommage que John Dahl ne soit pas dans les parages…
3ème acte : Bragman recave
Ce que Bragman n’a pas compris, c’est que tout ceci n’a que pour but de l’emmener dans un état émotionnel où il ne va pas plus pouvoir contrôler ses actions. Ce que vous faites depuis le début, c’est utiliser un perturbateur émotionnel en rentrant dans son jeu. Arrivé à un certain stade, grisé par ses émotions, il se laissera emporter par un tilt d’euphorie. Il est alors l’heure de refermer le piège.
Première étape : sacrifiez une poule pour obtenir du jeu, à défaut, sacrifiez un joueur de Omaha.
Deuxième étape : il est l’heure de construire de véritables pots énormes et le moment venu, deux options s’offrent à vous.
- Simulez la faiblesse avec un bon jeu. Bragman s’empressera de mettre son tapis avec un As de cœur bloqueur sur un board que vous paierez avec 3ème paire. Vous devez noter la subtilité ici. S’il se fait attraper et montre l’As de cœur, il sauve la face. Le degen classique qu’on décrit dans les livres de poker n’a que faire d’avoir un bloqueur ou non, il va simplement tenter le forcing.
- Faites vous-même un overbet all-in avec un jeu énorme river. Votre adversaire se souviendra que dans la session il avait débusqué un bluff sur votre overbet à la turn et il projettera son read (sa lecture de jeu) dans ce pot. Certes, il y a une petite voix qui lui dit de ne pas payer, il le sait, mais il n’a plus le contrôle. N’oubliez jamais la chose suivante : Bragman est prêt à payer 10 énormes mises river perdantes pourvu que sur la 10ème il attrape un bluff qu’il pourra poster sur les réseaux sociaux.
Une fois votre victoire consommée, ne devenez-pas vous-même un Bragman, retenez-vous de triompher, c’est le conseil du coach. Notre nouvel ami n’aime pas l’humiliation, confortez-le, cette fois-ci d’une manière qui semble tout à fait sincère, affirmez par exemple que vous ne venez pas de vaincre sans péril. En effet, il serait dommage qu’il ne revienne pas demain pour disputer une nouvelle bataille…mais avec un peu de chance, il va partir dans un tilt plus traditionnel tout en restant assis à la table. En effet, il lui faut beaucoup de bad beats pour s’énerver. Sur un bad beat, sa responsabilité et son image ne sont pas engagés. De même, il saura toujours se justifier d’un call river ambitieux. Il lui en faudra beaucoup pour tilter mais une petite humiliation qui démasque la comédie qu’il est en train de jouer (celle où il croit qu’on croit qu’il est un bon joueur) et il est possible que vous ne revoyiez plus jamais. C’est donc là le paradoxe, si Bragman part dans un tilt d’énervement traditionnel, quelque part, nous avons plutôt intérêt à tenter de le calmer un peu si nous sommes amenés à potentiellement le rencontrer de nouveau. Une nouvelle fois, un « simple » degen partirait ici en vendetta contre nous.
Bien entendu, cette stratégie idéale est plus compliquée à mettre en place sur une table de MTT où vous n’aurez pas l’occasion de recaver (un terrain de chasse très prisé par Bragman car son style est plus efficace qu’en cash game sur ces tables) mais je pense que le plus important est de comprendre derrière ce qui vous semble être un « degen » dans le jargon ce que ce joueur cherche vraiment à faire sur les tables et ce qui peut l’amener à sa perte. Nous verrons que sous les mêmes stats apparentes se cachent divers profils contre lesquels il convient selon moi de s’adapter différemment.
Se regarder avant de se moquer…
Cette façon de voir les choses peut paraître condescendante et elle l’est sûrement à bien des égards, je n’ai pas été tendre envers notre ami. Aussi n’oublions pas de relativiser tout ceci à bien des égards. Finalement, Bragman est peut-être quelqu’un de radicalement différent dans son quotidien. Peut-être a-t-il un emploi difficile qui lui demande beaucoup d’efforts, il se détend simplement en faisant voler des jetons et n’a pas envie de se « prendre la tête » à trop réfléchir, il le fait déjà suffisamment au boulot. Est-ce que cela vaut un jugement négatif de notre part ? Je ne pense pas. Bragman est venu pour une raison sur une table de poker qui est à mon sens respectable et nous sommes venus pour une autre, tout simplement. Autrement dit : il joue comme il veut, du moment qu’il respecte les règles. Accepter cela c’est aussi nous prémunir nous-mêmes face à certaines formes de tilt.
De plus, à y réfléchir, nous possédons pour beaucoup ces traits de caractère à des degrés divers. Après tout, qui n’a jamais rêvé de faire une belle table finale télévisée dans un beau tournoi ? Et bien entendu de la remporter. Est-ce vraiment uniquement pour la beauté du jeu ? N’avons-nous jamais été fiers d’une belle courbe de poker pas tout à fait méritée compte tenu du jeu produit ? Au final, Bragman est sûrement un peu en chacun de nous, c’est pourquoi je pense que nous pouvons le comprendre assez facilement…et utiliser cette compréhension afin de le vaincre et d’aller brag ensuite…