- 11 mars 2016
- flibustier
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A l'occasion de la promotion des meilleurs articles du mois, l'académicien Flibustier s'est intéressé au cas du Whine au poker. Dans cette première partie, il exposera le rapport que peut avoir un joueur de poker avec la chance.
Flibustier a participé à la promotion meilleur article du mois, et a remporté le second prix pour 200 PPA
Pourquoi s'intéresser au Whine au poker ?
Ça faisait maintenant un moment que j'avais envie d'écrire un article technique ou psychologique pour la communauté. J'entretiens régulièrement des échanges très enrichissants avec d'autres membres de Poker Académie et la plupart de nos discussions vont généralement loin dans le débat ce qui les rend très intéressantes et stimulantes. J'ai donc naturellement commencé par y chercher des idées d'articles mais j'avais du mal à voir ce que je pourrais rajouter de plus à tout ce qui avait été déjà dis sur tel ou tel sujet. J'étais donc en quête d'inspiration quand ça a enfin réussi à me frapper, il existe bel et bien un sujet dont tout le monde parle sur les forums mais dont personne ne discute vraiment : le whine.
On trouve pourtant des posts de whine dans toute la pokersphère mais force est de constater que personne n'a jamais su y répondre correctement. Si d'habitude on est plutôt doué pour les débats enflammés, sur ce sujet je dois bien avouer qu'on est pas très bon...
Il faut bien reconnaître qu'il est très compliqué de répondre à un joueur qui désire uniquement se soulager de son infortune. Beaucoup essayent de le faire malgré tout et j'ai pu constater que les réactions des gens face aux whines pouvaient généralement se classer dans 3 catégories : ceux qui réagissent violemment et de façon antagoniste (1), ceux qui font preuve d'empathie pour le whiner (2) et ceux qui s'en foutent (3).
Si les premiers ne font qu'aboutir à un conflit stérile, les deuxièmes ne me semblent pas beaucoup plus productifs car le plus souvent ils ne font qu'apporter un réconfort de courte durée à la personne concernée. Malheureusement même si cela apporte bel et bien la consolation que la personne est venue chercher, ça ne pourra jamais lui offrir une solution durable à son problème.
J'ai pourtant la prétention de croire qu'on doit pouvoir faire mieux et qu'il est peut-être possible d'apporter une autre réponse en prenant le temps nécessaire. C'est la raison principale qui a motivé l'écriture de cet article que j'espère utile et/ou intéressant pour le plus grand nombre.
A la rédaction de cet article je me suis aperçu qu'il y avait quantité de choses à évoquer et que ça risquait d'être particulièrement indigeste. J'ai donc décidé de le couper en 2 parties afin d'en rendre la lecture plus aisée.
Dans cette première partie j'aborderai quelques-uns des mécanismes de notre inconscient et de notre perception afin d'améliorer la compréhension de notre rapport à la chance. Si vous n'êtes pas des férus de psychologie, cette partie risque de moins vous intéresser. Néanmoins si vous souhaitez profiter pleinement de la méthodologie qui va nous permettre de corriger tout ça, il me semble important et utile de comprendre un minimum comment cela fonctionne. J'ai essayé de vulgariser le plus possible cette section mais si cela vous rebute malgré tout, sachez que sa lecture n'est pas indispensable pour la mise en pratique de la 2ème partie.
Dans la deuxième partie je parlerai donc de la méthode de résolution de notre problème : les ajustements à mettre en place dans notre pratique du poker et les cooldowns.
Beaucoup considèrent que travailler son mental à ce jeu n'a que peu d'importance. En dehors du fait que cela fera de vous de meilleurs joueurs, je vous invite à considérer ceci : jouer avec un mental sain vous permettra aussi de retrouver les plaisirs qui vous ont tant fait aimer ce jeu au départ.
Pourquoi un joueur Whine-t-il ?
Il n'existe probablement pas un seul joueur de poker au monde qui n'ait, à un moment ou à un autre, dû lutter contre une forte envie d'aller "pleurnicher" auprès de ses pairs. En effet dans le cadre d'une pratique de jeu régulière, nous allons toujours traverser des périodes plus ou moins longues de downswings. C'est surtout dans ces moments là qu'il est le plus difficile de se retenir de whine en postant des bad beats ou des courbes désastreuses. De plus cette envie est également présente en dehors de ces périodes et sans un travail particulier, il n'y a pas un seul joueur qui échappe à ça. Le mythe des gens d'exception qui seraient naturellement immunisé contre les revers de la chance est infondé car tous ont dû travailler leur mental pour arriver à être ces joueurs imperturbables qu'on connait. Si l'envie de whine touche tout le monde, cela ne peut donc pas provenir uniquement du fait que l'individu puisse être naturellement enclin à l'auto-apitoiement et il va nous falloir chercher ailleurs.
Pour avoir lu un paquet de whines et pour en avoir fait moi-même quelques-uns par le passé, le dénominateur commun qui revient à chaque fois est celui de notre rapport à la chance. On subit toujours des périodes de malchance aux tables et quand celles-ci sont un peu trop nombreuses on en arrive souvent à croire toutes sortes de choses farfelues, en vrac : "je suis maudit", "je suis vraiment né sous une mauvaise étoile", "les rooms sont rigged et conspirent contre moi", "mes adversaires sont tous des énormes chattard", etc, etc, etc. Qu'on les prononce à haute voix, par écrit ou qu'on les garde dans le fond de notre inconscient, ces petites phrases sont toujours là à hanter nos esprits et ce, même si on est d'ordinaire d'une nature plutôt optimiste.
Le problème provient en fait de notre perception, on a toujours plus de mal à réaliser la chance dont on bénéficie plutôt que les infortunes qu'on subit. C'est vrai au poker et c'est souvent vrai aussi dans les autres aspects de notre vie (quoi y'a une vie après le poker ?!?)
Les grinders connaissent bien ce phénomène, on a souvent cette impression que les émotions négatives pèsent beaucoup plus lourd dans la balance que les émotions positives. On sait que cette "balance" est forcément déréglée parce que même quand on est un joueur largement gagnant sur le long terme, les coups de malchance sur le court terme continuent de nous affecter davantage que nos gains réels ou nos victoires. Dès que ce dérèglement s'opère, il s'installe alors l'idée inconsciente que nous sommes affreusement malchanceux. On le pense quand sommes perdant mais également quand nous sommes un joueur gagnant, on est persuadé que si on ne gagne pas davantage aux tables c'est uniquement parce qu'on est le plus grand des poissards.
Ce type de raisonnement est bien sûr tout sauf objectif car on en oublie toutes les fois où on a été très chanceux et durant lesquelles on a infligé nous aussi des horreurs à nos adversaires. Le joueur qui whine ou qui en ressent fortement l'envie est victime de ce qu'on appelle généralement un biais cognitif, on a beaucoup de mal à se souvenir de tous les coups où on a été très chanceux mais on se rappelle très bien de tous les bad beats qu'on a subit. On s'en rappelle tellement bien d'ailleurs, qu'on veut les partager avec les autres et crier à qui veut l'entendre à quel point on est la personne la plus malchanceuse au monde.
On peut bien sûr continuer de s'insurger contre cette injustice intolérable, même si celle-ci n'existe que dans nos esprits malades...
Ou on peut commencer à faire un travail mental afin de corriger ce dérèglement de la perception auquel sont sujets tous les joueurs de poker dans le monde.
Perception, inconscient et ego
"- C'est bien beau ce que tu me racontes flib mais je sais déjà tout ça et pourtant dès que je badrun ça continue de me rendre fou !"
Et oui le problème c'est qu'on a beau comprendre ça à un niveau conscient, notre inconscient lui continue de croire que les choses devraient se passer beaucoup mieux. Chez les joueurs et en fonction des individus, l'inconscient croit qu'on nous devrions être très chanceux ou au contraire très malheureux au jeu mais rarement que nous devrions avoir une chance "normale".
Comprendre d'où provient cette croyance est assez aisée, elle s'est forgée principalement à partir de notre ego, lui-même construit à partir de notre éducation parentale, sociale, culturelle et religieuse.
Vouloir s'attaquer à modifier notre ego serait un bien vaste programme pour résoudre notre problème puisqu'il existe des méthodes plus simples et surtout plus rapides. Si remodeler notre ego correctement est un objectif que devrait se fixer tout joueur vraiment sérieux, il s'agit malheureusement du travail de toute une vie.
On va donc laisser de coté cette première approche possible et s'intéresser à un autre aspect de notre inconscient. On a compris d'où il tirait ses croyances mais pas pourquoi on perçoit le jeu de cette façon.
Il s'agit en fait d'une défaillance de notre raison qui est tout simplement incapable d'appréhender correctement un phénomène aussi immatériel que la chance.
Notre raison face à l'intangible
Depuis notre plus jeune enfance, nos esprits tentent de raisonner et de fournir des explications pour tout ce qui les entoure. L'homme fait ça depuis toujours et c'est ce qui nous a permis de devenir des prédateurs plus efficaces et de nous hisser tout en haut de la chaîne alimentaire. On est très attaché à notre raison humaine parce qu'il faut avouer que ça fonctionne plutôt bien et que ça a de la gueule.
Ça nous permet de décrire et de comprendre ce qu'est une chaise, une table, un arbre, un poisson, l'eau, l'air, le temps, la mort, le vide... Wait... Là y'a des trucs où ça déconne...
Malheureusement il y aura toujours des choses qu'on ne pourra possiblement comprendre et d'autres qu'on ne peut expliquer dans l'immédiat. Lorsque cela se produit, notre raison se voit contraint de combler les blancs et d'aller piocher dans notre inconscient. C'est plutôt pratique puisque sans cela nous ne saurions pas comment nous comporter à chaque fois que se présente à nous des choses indistinctes, nouvelles et/ou inexplicables.
L'ennui c'est que ces explications intuitives que nous fourni notre raison affectent nécessairement notre perception des événements.
Lorsque la chance nous montre son caractère imprévisible par des bad beats, bad runs, etc, on continue de vouloir chercher inconsciemment des explications qui satisfassent notre raison. On en arrive alors à une compréhension de la chance souvent farfelue et qui abouti à tout un tas de manifestations étranges :
- par l'utilisation de talismans : la patte de lapin, le jeton ou le caleçon porte-bonheur, etc
- par la personnification : "Dame Chance est avec moi", "c'est la faute des démons de la malchance", etc
- par l'occulte : "je me suis levé du bon pied", "je suis maudit", etc
- par la conspiration : "la room est rigged", "j'ai été hacké", etc
- par l'apitoiement : "mes adversaires ont tous plus de chance que moi, il faut que tout le monde voit ça !", etc
- par l'absurde : "vu comme j'ai été malchanceux, je ne peux plus continuer de perdre et je vais jouer à une limite plus élevée pour me refaire"
- etc.
Ces manifestations sont bien évidemment illogiques parce que s'il suffisait d'un trèfle à quatre feuilles pour être chanceux aux cartes alors personne ne perdrait jamais d'argent sur les tables. De même que notre dernier coup du sort ne nous garanti absolument pas que nous serons nécessairement chanceux ou malchanceux dans les prochains coups à venir. Le gros inconvénient de ce genre de comportements c'est qu'ils offrent un faux sentiment de contrôle sur la chance et lorsque celle-ci "n'obéit" plus, les conséquences sur la qualité de notre jeu sont désastreuses. On peut très bien connaître les probabilités mais on a évidemment aucun contrôle sur la chance.
L'ennui c'est que même quand ces raisonnements n'influent pas sur notre A-Game, ils vont malgré tout entraîner une déformation dans la façon dont on perçoit le déroulement d'une partie. Si on veut éviter que ça se produise il va nous falloir changer la façon dont notre raison appréhende la chance.
Une deuxième approche serait donc d'arriver à une totale compréhension de la chance et de remplacer ensuite notre ancien système de représentation par celui-ci.
Chercher à comprendre la chance
Si comme moi vous avez joué plusieurs centaines de milliers de mains, vous avez sans doute déjà passé quelques heures le nez sur les courbes de votre tracker pour essayer de mieux comprendre tout ça. Le premier obstacle qui se présente c'est qu'on ne dispose que d'une seule courbe exploitable concernant la chance, la courbe All-in EV. Malheureusement cette courbe n'est pas du tout représentative de notre chance à ce jeu puisqu'elle ne montre que les fois où on est parti à tapis et si on a gagné ou perdu. Si cette courbe peut s'avérer utile pour un joueur de tournois short stack par exemple, elle est totalement incapable de définir notre chance à ce jeu dans son ensemble.
Avoir de la chance ou malchance au poker, c'est en réalité la résultante d'un grand nombre de facteurs : les cartes qu'on reçoit, la façon dont on percute les boards, la force du jeu de nos adversaires (ça ne sert à rien de toucher un carré par exemple si personne n'a de main pour nous payer), les setups en notre défaveur, les bad beats, etc.
Bien qu'on puisse quantifier la chance avec des chiffres très précis, on n'est pas capable de véritablement expliquer les cycles chatte/poisse qui la compose. Il est d'ailleurs amusant de constater que nous autres joueurs de poker utilisons bien plus souvent dans nos discussions le terme "variance" plutôt que celui de chance. Le fait est que la variance est l'élément mesurable et quantifiable de notre propre chance, parler de variance permet en quelque sorte de rationaliser un machin qui n'a absolument rien de rationnel. Malheureusement on aura beau parler de variance, il y aura toujours quelque chose qui nous échappe à propos de la chance. En effet, quand bien même on arriverait un jour à avoir des courbes vraiment représentatives de nos bad run/good run, on serait toujours incapable de vraiment comprendre et interpréter ces résultats. Les mathématiques peuvent nous permettre d'établir des probabilités mais aucunement des prédictions.
Vous l'avez donc compris, savoir expliquer la chance dans son ensemble est totalement utopique. En fait, à la simple échelle du Texas Hold'em, c'est tout aussi impossible. Ce qu'il est possible de faire par contre c'est d'arriver à un constat plus objectif de notre propre chance aux cartes.
La 3ème approche
Plutôt que de chercher à comprendre quelque chose qu'on ne pourrait jamais réussir à saisir dans sa globalité, il est surement plus judicieux de chercher à tout simplement remplacer notre ancienne représentation par une qui soit juste plus objective. Ce n'est évidemment pas une chose aisée au premier abord car, comme expliqué précédemment, notre esprit conspire contre nous en imposant des explications piochées dans notre culture et dans notre éducation. Pour corriger ça il va nous falloir une méthode solide afin de développer une vision qui sera toujours imparfaite mais qui sera beaucoup plus réaliste que la précédente.
N’essaie pas de tordre la cuillère car c’est impossible. Tu dois essayer de te concentrer pour faire éclater la vérité : la cuillère n’existe pas. Et là tu sauras que la seule chose qui se plie ce n’est pas la cuillère, c’est seulement ton reflet." (Matrix 1999)
A moins que vous ne viviez dans une caverne, vous connaissez tous cette réplique cultissime. C'est en fait une phrase directement inspirée de plusieurs courants philosophiques assez éloignés de notre culture occidentale. L'idée derrière cette phrase est que notre perception du monde n'est rien d'autre qu'une construction mentale et que si on arrivait à casser cette construction alors on verrait le monde tel qu'il est réellement. Si ce type de pensée trouve généralement peu d'échos dans nos sociétés d'occident, il s'agit d'un des points de voute du bouddhisme et de la plupart des courants de pensée shamaniques.
Nous n'avons évidemment pas besoin d'aller aussi loin dans le mysticisme pour résoudre notre petit problème. Les méthodes que nous allons employer seront d'ailleurs beaucoup plus simples à mettre en place. Néanmoins je trouvais le parallèle intéressant parce que c'est un peu ce que je vais vous proposer de faire dans la deuxième partie : casser la représentation qu'on se fait de notre propre chance afin de la voir telle qu'elle est réellement.
Je vous donne donc rendez-vous le mois prochain pour la deuxième partie dans laquelle je présenterai une résolution pratique de notre problème au travers de cette approche.
Article écrit par Flibustier