- 03 mai 2019
- Freudinou
- 7202
- 29 Commentaires
« Vous devez détenir une meilleure main pour jouer contre quelqu’un ayant déjà ouvert le tour d’enchères que celle dont vous auriez besoin pour ouvrir le tour d’enchères vous-même » Est ce toujours le cas en 2020 ? Freudinou reviste le Gap Concept.
Introduction au Gap Concept
Le Poker contemporain est parfois déroutant pour le coach que je suis. D’un côté, je reçois des demandes de coaching de personnes jouant depuis 3 ou 4 mois et lorsque j’analyse leur jeu, ils ont un niveau technique qui jadis aurait pris des années à être atteint. Ils maîtrisent en un temps record le vocabulaire poker, achètent de suite un tracker et prennent divers abonnements à des écoles de poker comme la nôtre qui prônent l’excellence, la pédagogie et la bonne humeur (message subliminal : venez faire un tour sur Poker Académie). D’un autre côté, il est vrai que le poker devient de plus en plus difficile mais rien d’insurmontable pour ceux qui sont motivés et réguliers dans leur travail du jeu.
L’erreur que certains coachs font parfois et dont je fais partie, c’est de penser que parce qu’un joueur connaît des concepts avancés, il connait nécessairement des concepts plus basiques. J’ai remarqué que mes collègues et moi-même avons parfois tendance à ne pas préciser certaines choses car nous considérons que par rapport à notre cible, disons des joueurs amateurs confirmés, ces concepts sont forcément acquis. J’ai pu constater (non sans qu’on ait dû me le rappeler…) que c’était loin d’être le cas et je remarque très souvent ce qu’on pourrait appeler des pics d’incompétences. Tout simplement parce que de vieux concepts fondamentaux et toujours d’actualité ne sont pas toujours assimilés ou rappelés dans les contenus proposés aux joueurs. Dans cet article, je me propose de rappeler à nous l’un d’entre-eux : le gap concept.
Présentation du Gap Concept
J’ai fait connaissance avec cette notion par le biais du grand David Slansky il y a une dizaine d’années. Ce à quoi les joueurs que je coache me répondent « Qui ça ? ». Pourtant je suis jeune, je n’ai que 29 ans (depuis 4 ans) mais je commence à m’habituer… Il fut une époque, David Slansky était un des plus grands théoriciens du poker, son livre Poker Theory côtoyait Super System de Doyle Brunson. Il a développé de nombreux concepts, encore d’actualité, dont le fameux gap concept. Laissons-lui la parole pour nous le présenter, dans Poker de Tournoi Plus, il nous dit :
« Vous devez détenir une meilleure main pour jouer contre quelqu’un ayant déjà ouvert le tour d’enchères que celle dont vous auriez besoin pour ouvrir le tour d’enchères vous-même »
Le principe semble simple, par exemple, au cut-off, si vous comptiez ouvrir K8s, vous devrez folder cette main face à une ouverture de l’UTG à cette même position : le kicker sera souvent dominé, la main est derrière en terme d’équité, même le tirage couleur n’est pas max…Il faut augmenter le gap (l’espace), si un joueur ouvre 15 % des mains UTG il est peu probable que la bonne stratégie est d’en payer 15 % au cut-off. L’intérêt de ce principe est d’éviter de surestimer le potentiel de certaines mains. On a vite fait de surévaluer une main comme A6s ou même 87s. Je n’affirme pas que ce sont des folds automatiques face à une relance adverse, simplement qu’il faut y réfléchir à deux fois avant de payer. Par exemple, A6s et sa potentielle couleur max est tentante. Seulement, il faut savoir que ce tirage, vous n’allez l’avoir que 10,9 % du temps au flop et ensuite, vous n’allez le toucher qu’une fois sur trois d’ici la river. Sans compter que nous sommes en 2019, une couleur sur un board, cela fait peur et vilain UTG, s’il est un joueur correct n’a même pas de K8s pour faire des accidents avec une bonne couleur inférieure. Certes, vous avez la position, un atout non négligeable, mais cela ne fait pas tout.
Le Gap Concept en 2020
Auparavant, on devait surtout s’occuper du joueur qui venait d’ouvrir et comparer la force et le potentiel de notre main par rapport à sa range. Toute la question est ici : à partir de quand jouer notre main face à une ouverture ? En 2020, nous devons aussi beaucoup nous intéresser aux joueurs qui doivent encore parler derrière nous ! En effet, plus vous montez de limite, plus les risques de squeeze sont présents. De plus, certaines mains jouent très bien en heads-up, beaucoup moins bien en pot multiway, à garder à l’esprit si les joueurs à parler derrière vous sont coutumiers de calls douteux.
Ajoutons à cela les problématiques de rake en cash game. En résumé, si vous comptez payer une relance de 3 bb avec une main en dehors des blinds, vous devez justifier de pouvoir au moins regagner ces 3 bb avec votre main postflop. Autrement dit, folder était EV 0, de base, ce serait une mauvaise opération de payer et de se retrouver avec une EV négative.
Pour répondre à ces problématiques, des stratégies extrêmes se développent : soit folder, soit 3bet. C’est pourquoi on assiste au développement de lignes où le joueur n’a quasiment plus aucune range de call en dehors des blinds, voire en dehors de la big blind puisque en small blind le risque de se faire squeeze est le plus élevé. Cela évite de jouer un pot avec un prélèvement (pour rappel, si l’action se termine préflop, il n’y a pas de rake). De plus, les stratégies de 3bet sont la plupart du temps linéaire et il n’est pas toujours facile pour le joueur adverse de lutter.
Quand le Gap Concept ne s'applique pas ?
Quand nous sommes en big blind
Mesdames et messieurs, bienvenue dans le monde du grand n’importe quoi où vivent les calls de l’espace. Surtout si vous jouez en MTT…En big blind, vous avez déjà investi de l’argent. Si un joueur ouvre à 2,5 bb, la cote du pot est de 2,7 contre 1. Autrement dit, on pourrait penser que dès lors que notre main gagne 27 % du temps, elle devrait être défendue. Attention, ce n’est pas parce que votre main a 27 % d’équité qu’elle doit être payée, encore faut-il pouvoir réaliser cette équité. Par exemple 83o possède plus de 30 % d’équité face à un open du bouton, pas sûr qu’elle gagne ne serait-ce que 20 % du temps…Inversement, il n’est pas sûr qu’une main comme 22 gagne 27 % du temps mais quand elle va gagner, elle va souvent gagner un gros pot. Pour être plus précis, on va défendre une main dès lors qu’on pense perdre moins que si on avait foldé. Si votre main a une EV (Expected value, le nombre de blinds que vous allez gagner sur le long terme avec cette main) finale de -0,8 bb et bien c’est une bonne opération de la payer si on compare au -1 bb d’EV que nous apporte le fold de notre big blind. Je précise que nous parlons en EV « absolue », c’es-à-dire le résultat de la main dans le tracker, ce qu’elle gagne sur le long terme. En MTT, sans rake et avec les antes, les joueurs se retrouvent avec des cotes énormes comparé au cash game ce qui les fait énormément élargir leur range. Ceci étant, vous pourrez toujours rétorquer que de toute façon on ne peut pas appliquer le gap concept en big blind puisque à proprement parlé, il n’est pas possible d’ouvrir le coup en big blind…Certes, disons que nous essayons de voir un peu plus loin…
Quand on est prêt à prendre des risques pour jouer un récréatif derrière-nous.
Imaginons que vous ayez ce fameux KTs dont je vous ai parlé au bouton. Une main assez limite pour payer une relance d’un joueur UTG compétent. Seulement, un récréatif, que dis-je, une baleine naviguant dans les eaux internationales se trouve en big blind, elle va payer c’est certain, prête à faire des erreurs énormes dans un gros pot. Dans cette situation, vous avez tout intérêt à prendre certains risques pour jouer ce cétacé des tables de poker. Ajoutons à cela que sa présence devrait réduire l’edge (l’avantage) de l’adversaire UTG, ce dernier va devoir jouer de manière plus honnête et pourra moins vous bluffer. Dans cette configuration, je serais même prêt à le payer en small blind, la position la plus inconfortable du poker, celle où le gap concept s’applique probablement le plus. Je sais juste que si vient un flop K73, que je donk bet cher et que notre récréatif possède K2s, il est probable que je prenne quasiment son tapis. Dans le même temps sur un board A73, je ne compte pas donner mon tapis avec ma main.
Quand le joueur qui relance…n’est pas si fort que ça…
Prenons un nouvel exemple avec ce KTs, une nouvelle fois nous sommes au bouton et une nouvelle fois le joueur UTG relance. Voici sa range échappée d’un livre de Harrington :
10,1 % des mains, autrement dit, on n’est pas face au nouveau Gus Hansen (svp, faites au moins semblant de comprendre la référence…).
L’équité de notre main face à cette range est de 40 %, on a connu mieux et de terribles accidents se profilent sûrement pour nous, ce ne sont pas deux T qu’on domine qui vont changer l’affaire. Pourtant, vous avez observé votre adversaire (encore plus facile avec un tracker) : il n’est pas ami avec le continuation bet. Notons que l’on pourrait d’ailleurs écrire un article sur le sujet tant je constate dans mes coachings que ce move basique est de moins en moins maîtrisé par les jeunes générations. Si vous jouez online, vous constatez une stat de continuation bet à 40 %. C’est très bas. Hasard ou non, c’est d’ailleurs exactement le pourcentage que le joueur va toucher une top paire au flop ainsi qu’un tirage à 8 outs ou plus. Autrement dit, des mains qui peuvent supporter une certaine pression. Vous commencez à comprendre que l’adversaire ne mise que si il a touché et une autre stat vient confirmer cela : son check/fold quand il ne fait pas son Cbet qui affiche un joli 70 %.
Nul doute que les 30 % restants sont souvent des secondes paires ou des top paires mal kickées qui payent « une fois ». Le diagnostic tombe : vilain est un pleutre. C’est sûrement pour cela qu’il ouvre aussi serré, peu sûr de sa lecture de range, il veut joueur des mains dont il va pouvoir situer la force assez rapidement. Et vous, vous êtes quelqu’un qui aime bien taquiner les pleutres. Vous jetez un œil sur les blinds quand il relance, si elles sont calmes, vous décidez d’élargir votre range de call pour exploiter cette faiblesse. Le plan est simple : vilain check au flop, vous misez et vous remportez le pot la plupart du temps. Vilain mise, vous n’avez rien touché, vous foldez. Vilain mise, vous avez touché, vous avancez avec grande prudence.
Au final, qu'est-ce qu'une "meilleure main" ?
C’est effectivement un terme un peu obscur de parler de « meilleure main ». Pour commencer, une erreur à ne pas faire : une meilleure main n’est pas une main qui a une meilleure équité que la range adverse. Il faut déjà évaluer à quel point elle va pouvoir réaliser son équité, ce qui est souvent lié à la jouabilité de la main elle-même liée à de nombreux paramètres comme la position, la manière dont elle percute les boards, le niveau de jeu adverse, etc. Il faut également évaluer le potentiel d’une main ou cote implicite, c’est selon. Quand vous payez ou que vous relancez une main comme 22, vous ne vous attendez pas forcément à gagner souvent avec elle mais vous espérez que les fois où vous gagnerez, vous gagnerez un gros pot en touchant un brelan par exemple.
Si vous étudiez le jeu avec des logiciels évolués comme des solvers, vous constaterez parfois des folds un peu étrange sur un continuation bet au flop : le logiciel fold une 4ème paire du type 55 affichant un joli 35 % d’équité et paye une gutshot voire une main à simples backdoors affichant une équité à priori misérable ! C’est la révolution du poker de notre époque, les solvers ont crée la magie de transformer l’équité des mains en EV. Ils peuvent évaluer, tout du moins si on jouait parfaitement, combien une main va véritablement gagner au final. Je pense que c’est ce qu’il faut retenir : le plus important pour une main, c’est son EV (Expected Value), l’équité n’est qu’un des paramètres de l’EV. On ne va payer une relance avec une main que si c’est la meilleure option pour son EV.
Un dernier point à soulever est celui du board coverage. Parfois, vous allez payer une main comme 65s, disons à une certaine fréquence comme 25 %, vous constatez que vous êtes légèrement perdant avec et pourtant vous continuez à la payer ? Quel intérêt ? Et bien l’intérêt est de couvrir les boards, sur des flops du type 652 ou 874, l’adversaire ne pourra pas se dire qu’il est tranquille, ce qui calmera certaines velléités d’agressivité. Ce que vous perdez en EV sur cette main vous le regagnez sur votre stratégie globale car votre adversaire va rester prudent sur des boards où il aurait pu vous mettre une pression maximale.
Conclusion
La frontière exacte pour décider de jouer une main contre un joueur ayant ouvert sera toujours difficile à déterminer, même en regardant les résultats dans une bonne base de données. Au final, cet article vous aura plus appris quand ne pas jouer une main plutôt que quand la jouer. A défaut de vous apporter une précision extrême, il aura, je l’espère, au moins le mérite de vous éviter les grosses erreurs et de servir de base de réflexion pour la construction de vos ranges préflop.
Mickaël « Freudinou » Antic