Risque et incertitude : exploiter la psychologie de M. Tout-le-monde

Risque et incertitude : exploiter la psychologie de M. Tout-le-monde

On parle de “risque” lorsque l’on connaît les probabilités des résultats ; et “d’incertitude” lorsque celles-ci sont inconnues. La plupart des gens souffrent d’une aversion au risque, et plus encore, à l’incertitude, avec parfois des conséquences paradoxales et désastreuses en terme d’EV.


L’aversion au risque

La maxime “un tiens, vaut mieux que deux tu l’auras” résume assez bien l’aversion au risque, sujet que j’avais déjà traité dans l’article Les joueurs de poker sont plus intelligents que la moyenne.

Pour résumer, il existe une tendance humaine à choisir un gain certain plutôt qu’un pari, même si celui-ci est encore plus avantageux en EV. Par exemple, M. Tout-le-monde préfère qu’on lui donne 50€, plutôt que de jouer à pile ou face pour 0€ / 120€. En moyenne, le pile ou face est favorisé seulement à partir de 0€ / 150€. Cette peur du risque, que l’on peut qualifier d’irrationnelle, s’avère souvent coûteuse, dans les paris, au poker, ou dans la vie de tous les jours (songez aux bénéfices astronomiques des assurances, dont le principe même est de tirer profit de l’aversion au risque).

Ironiquement, les rares situations dans lesquelles la majorité aiment prendre des risques se résument à celle du loto : une quasi certitude de perdre un peu pour un micro espoir de remporter gros, même si ces types de paris sont EV- (dans le cas du Loto, la FDJ récupère 50% des mises)

Au poker, l’aversion au risque se voit très concrètement quand un chip leader accepte un deal nettement désavantageux, préférant la sûreté du gain au détriment de l’EV. Ou encore in game, quand un joueur overbet un monstre pour gagner le coup tout de suite, refusant tout risque de bad beat sur la ou les streets à venir. “En misant gros je suis certain de remporter le coup tout de suite, alors que si je mise peu, peut-être je gagnerais plus au final, mais si j’ai pas de chance je perds le pot”.

L’aversion à l’incertitude

Deux urnes contiennent chacune 100 jetons de poker. La première renferme 50 jetons blancs et autant de noirs et la deuxième uniquement des jetons blancs et noirs, mais leur proportion est inconnue. Je vous propose de choisir une des urnes, et si vous piochez, au hasard, un jeton blanc, vous gagnez 100€ et 0€ si le jeton est noir.

Si vous êtes comme M. Tout-le-monde, vous choisirez la première urne, “pour garantir 50% de chances de gain”. Le paradoxe est que, si vous remettez le jeton dans l’urne et que je vous annonce que c’est maintenant un jeton noir qui vous ferait remporter les 100€, vous retiendrez à nouveau la première urne.

Ainsi, vous agissez d’abord comme s’il y avait plus de jetons noirs que de blancs dans la seconde urne, puis, à quelques secondes d’intervalle et sans plus d’information, comme s’il y avait maintenant plus de jetons blancs que de noirs dans cette même deuxième urne…

Une deuxième version du paradoxe est tout aussi explicite : Il y a cette fois une seule urne, qui contient 30 jetons blancs et 60 autres jetons, noirs et rouges, dans une proportion inconnue.

Le premier choix que les expérimentateurs proposent à leurs cobayes est le suivant :
A. 100€ si vous tombez sur un jeton blanc, 0€ s’il est noir ou rouge.
B. 100€ si vous tombez sur un jeton noir, 0€ s’il est blanc ou rouge.

La majorité préfère A, ie la probabilité connue.

Vient la deuxième décision :
C. 100€ si vous tombez sur un jeton blanc ou rouge, 0€ s’il est noir.
D. 100€ si vous tombez sur un jeton noir ou rouge, 0€ s’il est blanc.

Rationnellement, après avoir choisi A, les gens devraient maintenant préférer C. Mais les expériences montrent que la majorité préfère D, là encore la probabilité connue, même si paradoxalement, c’est l’exact opposé de A. C’est à dire que juste après avoir agi comme s’il y avait plus de jetons blancs que de noirs, ils se comportent comme s’il y avait plus de noirs que de blancs…

Ces paradoxes, découverts par l’économiste de Harvard Daniel Ellsberg, montrent l’aversion à l’incertitude : en situation de pari, la majorité préfère miser sur une probabilité connue qu’inconnue. Autrement dit, même si, comme expliqué plus haut, M. Tout-le-monde n'aime pas le risque, il aime encore moins l’incertitude.

C’est d’ailleurs une erreur commise assez fréquemment par des pseudo analystes économiques, lorsqu’ils parlent des problèmes liés à “l'incertitude des marchés financiers”. Le marché réagit positivement quand il entend, ou a l’intuition, d’une bonne nouvelle et négativement quand la nouvelle est mauvaise, mais l’incertitude n’est ni bonne ni mauvaise en soi, c’est même le propre du marché que d’être incertain.

L’aversion à l’incertitude explique pourquoi les débutants affectionnent la fameuse (fumeuse ?) mise pour info. Ce fish de M. Tout-le-monde raise préflop avec QQ au bouton, la grosse blind call. Flop KT9 rainbow, l’adversaire donk bet. Notre anti-héros se retrouve dans une situation d’incertitude, et vous l’aurez compris, il n’aime pas ça. Alors il raise. Il ne risque pas de se faire payer par moins bien ni de faire fold une meilleure main, mais il sera content d’avoir mis fin à l’incertitude, tant pis pour le coût de cette info…

NB. On pourrait affirmer que la probabilité de sortir un jeton noir est exactement de 1/2 dans le cas du premier paradoxe, urne n°2 et de 1/3 dans le cas du deuxième paradoxe. Cela dépend de ce que l'on considère être l'essence d'une probabilité : est-ce la fréquence vers laquelle l'apparition de l'événement va tendre plus l'on répète l'expérience, ou est-ce une mesure de la certitude de l'acteur, selon les informations dont il dispose ? Le débat sur la nature ontologique des probabilités peut-être passionnant, mais dépasse l'objet de cet article. 

 PA  0 4009   7 Commentaires