- 04 février 2015
- petiteglise
- 4440
- 9 Commentaires
2 000€ accumulés en grindant, gagnés en un MTT ou alors en salaire mensuel, c’est toujours 2 000€... mais ce n’est pas pareil. Pourquoi ? Vouloir se refaire quand on est en pleine session perdante et à l’inverse vouloir partir quand on est gagnant, c’est naturel. Mais est-ce raisonnable ? Découvrez le concept de comptabilité mentale !
Introduction sur la comptabilité mentale
Même sans avoir jamais étudié l’économie, nous avons tous une gestion des questions d’argent intuitive, c’est ce qu’on appelle la comptabilité mentale. En étudiant notre fonctionnement en matière de décisions économiques, les chercheurs se sont rendu compte que nous obéissons, même sans le savoir, à des “règles de bon sens”, à des heuristiques. Souvent, ces heuristiques nous permettent de choisir la bonne solution rapidement et sans efforts, là où remplir des tableurs et poser des équations n’aurait pas fait mieux. Mais parfois, ces heuristiques sont biaisés et nous agissons de manière irrationnelle. Connaître ces biais permet de les corriger chez nous… et de profiter de ceux des autres.
La compartimentation budgétaire
Scénario 1 : Vous achetez un ticket de cinéma à 10€ en avance. Au moment de rentrer au ciné, vous constatez que vous l’avez perdu. Repayez-vous 10€ pour voir le film ?
Scénario 2 : Vous n’avez pas acheté de ticket à l’avance. Au moment de payer, vous constatez que vous avez perdu un billet de 10 sur le chemin. Payez-vous 10€ pour voir le film ?
Ces questions ont été posées par des chercheurs de la Princeton University. Résultats : seulement 46% choisissent de payer dans le cas 1, contre 88% dans le cas 2. D’un point de vue purement rationnel les deux sont équivalents : soit on est plus pauvre de 10€ et on n’a pas vu le film, soit on est plus pauvre de 20€ et on a vu le film. Mais dans le premier scénario, les gens ont vraiment l’impression de devoir payer 20€ pour le film et du coup, refusent. Dans le cas de la perte du billet, les gens sont bien sûr déçus d’avoir perdu 10€ mais cette perte est considérée un évènement à part, les gens ont l’impression de payer que 10€ pour le ciné et acceptent.
Un autre exemple :
Scénario 1 : Vous êtes dans un magasin prêt à acheter une veste à 200€. Vous apprenez que vous pouvez avoir la même veste pour seulement 100€ dans un autre magasin, à 30min . Faites-vous le déplacement ?
Scénario 2 : Vous êtes prêt à acheter une voiture à 30 000€ lorsque vous apprenez que la même est en vente à 29 900€ à 30 min, y allez vous ?
Rationnellement, on devrait se demander si une demi heure de trajet vaut 100€ et répondre oui aux deux, ou non aux deux. En réalité, 100€ d'économie pour une veste parait énorme et donc valoir le détour, mais 100€ pour une voiture parait trop peu et les gens ne se déplacent pas.
De manière générale, nous agissons comme si nous avions en tête plusieurs comptes : un pour les factures, un pour la santé, un pour les loisirs, un pour les sorties, un pour le poker, etc… C’est ce que les psychologues appellent la compartimentation budgétaire. Et comme nous allons le voir, les joueurs de poker en sont adeptes à outrance.
La séparation bankroll et argent quotidien.
La majorité des joueurs n’ont pas du tout le même rapport à l’argent de leur bankroll qu’à leur argent IRL. Ainsi, on peut voir des riches amateurs être tout contents d’avoir gagné une cave de NL10 en une heure alors qu’ils touchent bien plus au tarif horaire dans leur taf. A l’inverse, un joueur de high stakes peut piquer une colère pour un billet de 100€ perdu, alors que c’est une blind de ses limites quotidiennes.
Précisons que cette compartimentation est irrationnelle, mais pas forcément déraisonnable. En effet, comment être motivé par des gains de centimes quand on a le niveau low-stakes, si on ne les distingue pas de son argent courant ? A l’inverse, un joueur qui se dirait “tiens, je viens de miser un SMIC” ou “ah, y’a une voiture pour qui gagne ce pot”, bref, qui établirait un lien entre argent réel et poker, un tel joueur finirait result-oriented. Au top limites, mieux vaut considérer qu'il s'agit de billets de monopoly.
Un autre aspect de cette séparation se constate dans les dépenses. Imaginons un salarié à 2000€ mensuel, qui après deux ans de poker a accumulé une bankroll de 2000€. Une fois transféré sur son compte, 2k, c’est 2k. Pourtant il ne dépensera pas sa BR de la même manière que son salaire. Typiquement, il en profitera pour se payer un nouvel ordi, ou des cours de poker, mais, sauf besoin vital, pas pour payer son loyer ou ses factures. Et si on imagine que ce joueur gagne son 1er MTT pour 2000€, il aura envie d’en spew une grosse partie : beau cadeau à sa copine, soirée resto étoilé, ou petit tour sur les grosses limites… C’est on ne peut plus humain... et on ne peut mois rationnel...
La séparation en sessions
Au cashier d’un casino, on entend souvent un joueur de roulette ou de machines se vanter “Je suis arrivé avec 100, je repars avec 500“, puis proclamer “le secret au casino, c’est de savoir quand s’arrêter”. Autour, d’autres joueurs acquiescent cette sage parole.
En réalité, si t’as 500€ dans un casino, peu importe que tu sois arrivé avec 100, 1 000 ou 500, il est toujours Ev- de jouer et Ev0 de partir...
Au poker, c’est différent car il peut être Ev+ de jouer, mais beaucoup de joueurs sont victimes de cette compartimentation en sessions.
Vous êtes au top de votre forme, la table est facile, vous gagnez rapidement 3 caves, c’est génial… puis vous-vous rappelez le conseil du joueur de caz’ et vous arrêtez votre session, satisfait. Dommage, vous jouiez votre A-game, c’était nettement Ev+ de continuer…
A l’inverse, vous êtes crevé, l’esprit ailleurs, la table est dure, vous commencez à perdre. Rationnellement, vous devriez arrêter le plus tôt possible, car il est Ev- de jouer. Mais vous arrêter là serait un aveu d’échec, une blessure à l’égo, alors vous continuez à dilapider votre roll…
Pire peut être encore, les joueurs qui (dé)raisonnent ainsi : “là je fold car je suis even, mais si j’avais été positif, j’aurais call”. De fait, en live, on voit souvent des joueurs faire un tas correspond à leur stack de départ et un autre avec leurs gains. Tant que le coup n’engage que des jetons du stack de gains, ils y vont largement “au pire, je reste gagnant”. Ils sont en revanche beaucoup plus réticents à engager des jetons de leur stack initial. Online, c’est moins visible car la séparation est mentale, mais probablement pas moins fréquent.
La séparation en tables, en joueurs
Quand un joueur multitable, à l’intérieur de son compte mental “session”, il peut ouvrir des sous-comptes pour chacune des tables. La tendance est donc de quitter les tables gagnantes et de rester sur les tables perdantes… Et ce n’est pas fini, dans chaque table, on peut ouvrir des micro comptes, pour chacun des adversaires. On joue son A-game, la session est positive, une table en particulier se déroule très bien et donc… on veut arrêter, ce qui est déjà idiot en soi. Mais pire que ça, avant d’arrêter, on va spew contre celui qui nous a pris un gros coup car “faut que je me refasse contre lui”...
Parlons des pourboires en guise de conclusion. Il est fréquent qu'un joueur venant de gagner un gros pot laisse un jeton pour le personnel. Il y a beaucoup de motivations à cela, dont l'envie de paraître balla, mais il y a surtout le côté "je viens de gagner un pot énorme, je peux bien en filer un peu". J'ai encore vu personne filer de pourboire après avoir perdu un gros pot, ce qui serait pourtant bien plus balla ;)