- 18 mars 2015
- petiteglise
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Pourquoi paie-t-on quand on est faussement commited, pourquoi un mauvais call en appelle souvent un autre, pourquoi cette impression que l'argent qu'on a misé nous appartient encore ? Pour la même raison qui vous fait rester dans une mauvaise file d'attente, trop manger au resto et qui explique les pertes financières du Concorde : les coûts irrécupérables.
Les coûts irrécupérables dans la vie
Il y a quelques jours, je faisais les courses dans un hypermarché, en heure creuse. Très peu de monde, beaucoup de caisses, j’en choisis une avec un seul client devant. Au moment où celui-ci paie, il n’y a plus de papier pour imprimer le ticket de caisse. Le caissier tente de changer le rouleau d’impression, mais il est débutant, ne sait comment faire et panique. J’attends. Une minute passe, sans progrès. Je remarque que si j’avais choisi une autre caisse, je serais déjà parti. Encore deux ou trois minutes s’écoulent, le caissier s’affaire, toujours en vain. C’est alors que je comprends que si j’étais arrivé aux caisses à ce moment, jamais je n’aurais pris celle qui n’avance pas du tout, avec un employé paniqué qui s’agite vainement… Si je restais à cette caisse, c’était que juste j’y avais déjà perdu du temps. J’ai alors changé de caisse et au moment de payer, le caissier n’avait toujours pas fini de réparer...
J’étais victime de l’effet des coûts irrécupérables.
Les coûts irrécupérables désignent les coûts (en argent, en temps, en investissement émotionnel ou autre) payés de manière définitive et qui ne devraient donc pas influencer les décisions présentes ou futures.
Les minutes passées à attendre étaient définitivement perdues et n’auraient pas dû jouer sur le choix de changer ou non de caisse. Il ne fallait surtout pas se dire “bon ça fait déjà 3 min que j’attends, je reste pour pas avoir attendu en vain” mais à la place, se demander “vais-je attendre moins si je reste ou si je change de caisse ?”
Moi dans cet exemple comme nous tous de manière générale, avons tendance à perdurer dans la voie dans laquelle nous avons beaucoup investi, même si elle ne mène à rien de positif.
C’est le cas des traders débutants dont une des tendances est de conserver les actions perdantes : “telle action est en pleine crise, à 10€ et devrait encore baisser, mais je l’ai achetée à 50€ alors je la garde.”
On voit cet effet dans les couples et les relations humaines en général : “ouais c’est la crise, elle m’a encore fait un coup de pu.e, mais bon après tout ce qu’elle m’a fait subir, je suis plus à ça près”
On le retrouve partout au quotidien : après une heure d’un film qui en dure deux, vous savez que c’est de la grosse daube. Vous vous infligez néanmoins la deuxième heure de souffrance pour justifier le fait d’en avoir déjà subi une…
Au resto, vous venez de commander un dessert et à la première bouchée votre estomac vous fait comprendre qu’il vaudrait mieux s’abstenir… Mais vous l’avez payé donc vous le mangez. Comme s'il valait mieux payer et être malade que payer et ne pas être malade...
On le constate aussi dans les projets économiques. Un exemple souvent cité est celui du Concorde, projet que les gouvernements anglais et français ont fait perdurer alors qu’il était devenu clair qu’il ne serait jamais rentable.
D’une manière générale, la cohérence est vue comme une qualité : on considère trop souvent qu’il vaut mieux avoir tort dans la durée “on peut dire ce qu’on veut sur lui, mais on moins il a des convictions” que d’abord tort puis raison “mouais, une vraie girouette celui là”.
Les coûts irrécupérables au poker
Qui n’a jamais entendu, ou dit, “bon allez, perdu pour perdu, je paie” ou “ça pue mais je suis commited” pour justifier un mauvais call ? Disons le clairement, on n’est jamais commited au poker. Du moins pas réellement, si l’on considère que commited signifie “engagé, ayant des obligations”. Alors évidemment, si vous avez très peu à mettre pour gagner gros, vous avez besoin d’une probabilité faible de gain pour payer. Mais peu importe que l’argent dans le pot vienne de vous ou des autres joueurs. Et surtout, aucune mise passée ne vous oblige à quoique ce soit dans le présent ou le futur.
Dès qu’une blinde est misée, il y a coût irrécupérable et donc tendance à être biaisé. Deux raisons à cela, que nous allons maintenant détailler.
L’optimisme
Au moment pile de la mise, naît, ou s'accroît, un optimisme. Des chercheurs ont étudié des parieurs équestres en leur demandant d’évaluer la probabilité que leur cheval gagne. A un groupe la question était posée juste avant le pari, à un autre groupe juste après la mise effectuée : le deuxième groupe, qui venait de placer l’argent, surestimait grandement la probabilité de gagner. Je suis certain que la tendance est identique au poker : si on nous demande d’évaluer notre cote juste avant ou alors juste après qu’on engage de l’argent, elle serait sensiblement plus grande après. Et ce n’est pas une histoire que le fait de miser augmente notre Ev, ça augmente juste notre perception de l’EV.
L’ego
On est surtout sensible aux coûts irrécupérables dont nous sommes responsables. C’est pour ça que de l’extérieur, les folds sont easy : quand on analyse une main jouée par autrui, les mises passées ne nous affectent pas et l’on est plus rationnel. Et quand nous sommes en train de jouer, il importe donc de prendre de la distance avec le passé : peu importe ce que j’ai pu misé, l’argent du pot ne m’appartient pas.
Exemples de mains illustrant l'effet des coûts irrécupérables
On peut avoir l'impression d'être commited par rapport à cote du pot et donc avoir envie de payer, mais on sait que c'est toujours perdant...
On se prend un backdoor, on sait qu'on a perdu... mais on a bien envie de payer.
Mauvais call au flop, carte magique au turn et bien qu'on n'ait pas la cote on se sent obligé de payer "j'ai pas payé au flop pour me coucher après cette turn"