- 07 septembre 2016
- petiteglise
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Depuis plus de 30 ans, le jeu de l’ultimatum s’est imposé comme un classique de la théorie des jeux, supplantant le dilemme prisonnier. Est-il une preuve de notre irrationalité ou au contraire de notre sagesse ?
Le jeu de l’ultimatum
Inventé en 1982, le jeu obéit à des règles simples :
Deux joueurs.
Le joueur 1 se voit octroyer une somme d’argent. Ex : 100€
Le joueur 1 décide de partager cette somme comme bon lui semble. Ex : 80-20
Le joueur 2 peut accepter le deal, ou le refuser. En cas de refus, aucun des joueurs ne touche de l’argent.
Depuis sa création, le jeu de l’ultimatum a été utilisé dans de nombreuses recherches, voici un résumé des principaux résultats.
La majorité des joueurs 1 proposent entre 40 et 50% de la somme au joueur 2.
Quand le joueur 1 offre 30%, la moitié des joueurs 2 refusent le deal.
Ces résultats sont en total désaccord avec le postulat de la théorie des jeux et de notre économie, selon lequel nous sommes des homo economicus, rationnels et cherchant à maximiser notre utilité.
En théorie, le joueur 2 devrait accepter n’importe quel montant. En conséquence, le joueur 1 devrait proposer le minimum (1 centime ou 1 euro, selon ce qui est autorisé).
Est-il vraiment idiot de refuser de l’argent gratuit ?
Tout d’abord, on peut supposer que les refus ne sont dus qu’aux relativement faibles montants en jeu. On peut refuser 1 € si l’autre joueur en prend 99, mais pas refuser 10 000 € si l’autre en prend 990 000€ (quand bien même on aurait envie de l’insulter). Des recherches ont été effectuées dans des pays pauvres, où les cobayes se faisaient offrir plusieurs semaines de salaires.
Conclusions :
Plus les montants sont importants, plus l’offre du joueur 1 tend vers 50%, la peur du refus étant encore plus grande.
Pour des montants importants (2 semaines de salaire moyen), les refus restent très fréquents, mais dès que les montants deviennent énormes (40 semaines de salaire moyen), le taux de refus approche les 0%.
D’autres chercheurs ont supposé que les cobayes se montraient irrationnels car ils n’avaient qu’une occasion de jouer et qu’avec le temps ils se rapprocheraient de la stratégie optimale. Mais les études ont montré que non, même après plusieurs parties, les joueurs ne cherchaient pas à maximiser leurs profits.
Une explication est que l’on agit en laboratoire en fonction de normes sociales élaborées au cours de l’évolution. Ces normes seraient plus adaptés à la vie en société que les lois “rationnelles” de l’homo economicus. Une de ces normes universelles étant celle de la réciprocité.
Dans le cas du jeu de l’ultimatum, on peut émettre deux hypothèses :
Le sacrifice altruiste : on refuse le deal quitte à perdre de l’argent, pour s’assurer que la prochaine fois le joueur 1 proposera un partage équitable, même si ça ne sera plus à nous (ie on perd de l'argent pour rendre l'humanité un peu meilleure).
La réputation : on refuse le deal quitte à perdre de l’argent, pour protéger notre réputation, ne pas passer pour un faible sur qui on peut marcher sans conséquence.
Dans ces deux cas, on peut considérer le refus comme un sacrifice temporaire pour des bénéfices à long terme. Le refus, Ev- sur le coup, serait donc un move Ev+ sur le long terme. Mais est-ce la raison qui nous pousse à refuser ?
Pour trancher, des chercheurs ont fait jouer à l’ultimatum à des cobayes placés en IRM. Quand un cobaye refusait une offre injuste, c’était la zone du dégoût qui était activée. Au contraire, chez ceux qui acceptaient les offres injustes, c’était le cortex préfrontal, siège de la raison, qui fonctionnait.
En résumé, il est irrationnel de refuser n’importe quel montant au jeu de l’ultimatum. A l’inverse, dans la vie, il peut être Ev+ à long terme de refuser de telles offres. Cela dit on refuse souvent pour de mauvaises raisons : on se sent insulté et on veut punir l’offenseur, sans penser aux conséquences.
Le jeu du dictateur
Le jeu du dictateur est une variante du jeu de l’ultimatum, dans lequel le joueur 2 n’a pas son mot à dire (il est forcé d’accepter le partage du joueur 1). Ce jeu paraît idiot, le joueur 1 aka le dictateur pouvant repartir avec l’intégralité de la somme. Pourtant, en pratique, quasiment tout le monde offre une partie de l’argent au joueur 2, encore une fois en contradiction avec la théorie de l’homo economicus.
Applications au poker
Il y a un parallèle entre le jeu de l’ultimatum et certaines situations au poker. Par exemple, un SNG 6 joueurs, 2 places payées, restent 3 joueurs dont un avec plus que quelques blinds. Les deux gros stacks pourraient se mettre d’accord pour éliminer le 3ème. Mais si l’un des deux ne respecte pas le contrat tacite, l’autre tilter et risquer de finir 3ème “pour se faire respecter”.
Cela fait aussi penser à un joueur qui proposerait un deal totalement injuste non pas dans l’espoir qu’il soit accepté, mais pour dégoûter son adversaire, qu’il se sente insulté et tilte.
Le jeu du dictateur correspond exactement à la situation du joueur qui gagne un gros pot en cash-game et décide d’en reverser une partie au croupier. Et de manière plus générale, de laisser un pourboire n’importe où. Certes c’est bien vu, et on se sent bien quand on le fait, mais d’un point de vue homo economicus, c’est totalement irrationnel.